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Poser la question du poétique revient nécessairement interroger le genre. Non pas tant pour le mettre en doute que pour essayer d’en mesurer l’étendue d’une manière épistémologique. Se demander, comme on tentera de le faire ici, si tel ou tel objet est poétique, consiste à arpenter la limite entre ce qui constitue de la poésie et ce qui n’en est pas, peut-être moins pour effectuer un tri nécessairement arbitraire entre la « bonne » et la « mauvaise » poésie que pour rendre compte des tensions polémiques, des jeux de pouvoir et des déplacements imperceptibles qui s’opèrent dans la définition commune de la poésie et du genre poétique.
Car les genres littéraires sont des lieux où s’exerce un pouvoir difficile à identifier. Malgré toutes les réflexions sur l’hybridité, l’in-forme, les identités intermédiaires ou flottantes, les genres persistent et imposent un classement arbitraire mais difficile à remettre en question. Ils dominent dans les manuels scolaires d’histoire littéraire, dans les chroniques de journaux, dans les formulaires de demandes de bourses et de subventions. Or, dans ces espaces de pouvoir et de transmission de la tradition, le genre apparaît dans une transparence suspecte qui cache à quel point son attribution à une œuvre demeure chaque fois le fait d’une interprétation et non d’une identification. Le genre demeure aussi, de ce point de vue, un espace de pouvoir où rien n’est donné au hasard, où s’opèrent les exclusions et les censures arbitraires.
Toutefois, poser la question du poétique comme problème permet aussi de penser en bordure de cet espace de pouvoir les excès de légitimation d’œuvres de qualité moindre mais cependant tout à fait conformes aux exigences de la tradition, comme elle permet de penser les potentialités de fuite et de renouvellement pour la poésie.
C’est dans cet espace à la limite du genre poétique que les tensions entre conservatisme et renouvellement sont les plus fortes, et donc les plus faciles à rendre manifestes. Il suffit pour s’en convaincre de faire comme Sylvano Santini et de se demander ce que l’adjectif « poétique » vient faire dans les comptes rendus de spectacles de cirque pour voir comment s’élaborent insidieusement les stratégies de légitimation d’un type de divertissement sans grande potentialité de remise en question du spectateur ; ou encore de remarquer avec Jean-François Bourgeault comment la rapide inclusion de Grand Corps Malade au panthéon des poètes tient surtout à ce que sa rime et son rythme correspondent plus ou moins à une actualisation de l’idée la plus banale et réactionnaire que le grand public peut se faire de la « belle poésie ».
Au-delà de ces troublants passe-droits institutionnels, on doit cependant remarquer que l’espace du genre poétique est aujourd’hui plus vaste que l’idée qu’on peut s’en faire. Les auteurs consacrés pour leur marginalité viennent nous rappeler que la question du poétique n’est jamais définitivement fixée. Normand de Bellefeuille rappelle ainsi comment le rythme de la prose de Thomas Bernhard possède une filiation ambiguë avec la « mauvaise poésie ». Marie-Hélène Charron-Cabana quant à elle rappelle comment l’inclusion des textes de Suppôts et Suppliciations d’Artaud dans une collection de poésie est problématique à l’égard de la définition même de la poésie selon Artaud.
À la périphérie de sa pratique actuelle, la poésie pose également problème. Chez Renée Gagnon et Marc-Antoine K. Phaneuf, elle joue avec les images, et les clichés menacent de basculer dans le canular ou l’imposture expérimentale, mais heureusement, elle reprend pied juste avant de tomber. Elle flirte aussi avec l’oralité. On la présente sur scène non sans perdre parfois de vue la différence entre sa pertinence et sa spectacularisation comme le rappelle LeRoy K. May, un slameur de Québec. Elle apparaît aussi parfois comme un objet hybride, à la fois imprimé et endisqué, chez André Marceau ; on tente aussi de la capter sur pellicule avec des résultats variés qui retirent parfois un peu de liberté à son lecteur, comme l’explique Martine-Emmanuelle Lapointe. Elle déborde finalement dans le champ de l’analyse de la chanson où, comme le rappelle Lise Bizzoni, le degré de « poéticité » du texte demeure un sujet de débat des plus actuels.
Dans un sketch de la troupe canadienne The Kids in the Hall,deux personnages beckettiens extrêmement affamés cherchaient à manger dans la crasse de leur appartement minable. L’un se mettait dans la bouche la moindre saleté qu’il trouvait alors que l’autre lui demandait : « Is it food ? »L’autre répondait alors : « No, it’s not food » et ainsi de suite à répétition. J’ai proposé de la même manière à mes collaborateurs de fouiller dans la saleté, de se la mettre dans la bouche et de répondre à la question : « Est-ce que c’est poétique ? », en espérant quand même que la réponse ne serait pas inévitablement : « Non ». Ce ne fut pas le cas.