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Ni identitaire ni unanime, telle serait la volonté d’affirmation dans le Québec culturel actuel. Rappelant le foisonnement des formes et des élans passés, à partir desquels une nation plurielle s’invente l’avenir de ses valeurs communes, le poète et essayiste Pierre Nepveu s’insurgeait contre une conception identitaire homogène dans Le Devoir du 9 février 2010. Dans le débat sur ces valeurs communes, la laïcité et le pluralisme, à qui pouvait « s’étonner de constater à quel point la dimension de l’imaginaire culturel et littéraire en est absente », ce dossier oppose un démenti formel.
Tous les collaborateurs y ont entendu cette protestation aux échos d’appel. Ils y répondent énergiquement, faisant éclater le consensus présumé. Réagissant à l’actualité, notamment à l’interdiction du voile intégral dans l’espace public français, chacun apporte la preuve que, loin de désunir, la laïcité est tout sauf une lecture neutre, en définitive.
Y aurait-il une question prioritaire que Spirale l’a formulée en ces termes : « Sous le terme de laïcité, se regroupent des idées de solidarité, de continuité, d’interdépendance, ainsi qu’un idéal de mobilité et de promotion sociales. En retour, l’individu qui s’en réclame se rallie au principe de devoirs envers soi-même et envers la collectivité. Où en sommes-nous, de ces valeurs des Lumières, où l’absence d’entité supranationale a consisté à remplacer le religieux par le politique ? Revendications identitaires, droits des minorités, cultures multipliées et transformées, interdépendance des citoyens et cohésion nationale, dans nos démocraties qui tendent à vouloir s’émanciper de l’expérience historique, toutes sortes d’entrées font éclater les formules laïques qui ont un temps présidé à certaines formes de paix sociale. Comment les écrivains participent-ils à ces aléas politiques de la laïcité ? Comment la laïcité se présente-t-elle au regard du littéraire? »
Plus d’un collaborateur, en y réfléchissant, s’est redécouvert chrétien, ou du moins s’est défini dans cet héritage d’Occident. Pierre Ouellet, en affirmant l’irréductibilité des symboles, fait une place à la transcendance du « travail de résistance » qui garantit aux signes multipliés des jaillissements perpétuels de sens. Relisant Jean-Luc Nancy, Ginette Michaud s’en prend à « l’arrogance » des réducteurs d’identité, mainmise par le politique sur les figures de l’altérité. Gilles Dupuis relit et relie Kristeva au déficit de l’illusion qui prive la vérité de garanties durables et lui fait préférer, pour un temps, quelque credo commode pour satisfaire ce manque. C’est aussi à cette question redoutable du vide que Terry Cochran oppose sa lecture du régime d’Auschwitz, après Primo Levy et Jean Améry, en formulant une hypothèse radicale dans ce dossier, laquelle confirme ce qui lui donne sens : l’affaiblissement du terme laïcité, non pas comme non-croyance, mais en tant qu’idéologie. Cochran y parle d’un « tissu psychique, spirituel » à réintégrer à ce concept dans le discours, pour qu’advienne, et il en fait une hypothèse désirante, une laïcité « obligée de s’engager dans le réel ».
D’autres se sont souvenus d’écrivains marquants, l’un d’eux dont on souligne le cinquantenaire de la mort, Albert Camus, pour rappeler, sous la plume de Carole Carpentier, qu’on ne peut engager la laïcité au service de relectures hasardeuses et contraires à l’esprit d’une œuvre et d’un temps. Sylvano Santini fait valoir l’expérience de la laïcité comme celle de la liberté, et donc des limites, face auxquelles les romans de Saramago ouvrent les voies de la lucidité et du « sang-froid », hors de tout jugement plaqué, pour résister aux violences infinies des humains entre eux. À mon tour, préoccupée par l’intolérance et le fanatisme récurrents, racontés par Richard Millet ou par Pierre Michon, j’oppose une perspective littéraire laïque, qu’on la dise historique, républicaine ou constitutive de sa parole, comme travail critique de l’invention du sens.
À cet espace irréductible de l’imaginaire fouillant le réel, Nicolas Lévesque ramène les passions laïques aux fêtes secrètes du désir, au potlatch qui risque l’autre, et soi, et toutes les traversées du danger. Avec André Lamarre, il se livre en entretien à l’exercice de lire une œuvre d’art qui renvoie la parole à ce qui la provoque à exister. En ce sens, l’œuvre de Pascal Quignard, avivée par Guillaume Asselin, apporte son expérience abyssale des amonts de la parole et de la pensée.
Enfin, pour en découdre avec l’idée d’une prétendue radicalité républicaine, le point de vue d’un non littéraire, celui du juriste et historien Franck Coquet, juge en exercice des affaires laïques de la République française, démystifie la confusion du politique et du judiciaire, l’un toujours acculant l’autre à l’expérience ; impossible de croire sérieusement que, fors les lois, ceux qui les font ou les administrent, il ne demeure pas de place pour vivre, sous leur vigilance éclairée, nos libertés.
Multiplier les imaginaires est le projet d’une culture vivante ; telle était la proposition de Pierre Nepveu. Rien de moins tranquille, en effet, que l’effritement des consensus et des unanimités. C’est le pari d’une vie intellectuelle saine dans le laos contemporain, bien lointain héritier des massacres guerriers qu’Homère chantait sous ce terme, que Spirale pense avoir livré dans ce dossier.