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Si l’on semble redécouvrir aujourd’hui la figure d’un Roland Barthes écrivain, c’est pourtant déjà en ces termes que Michel Foucault saluait sa disparition dans l’Annuaire du Collège de France en 1980. « Cette œuvre est seule, désormais. Elle parlera encore ; d’autres la feront parler et parleront sur elle », prédisait-il en évoquant « un grand écrivain, je veux dire un écrivain tout court ». Peu de temps après, en 1982, Susan Sontag lui emboîtait le pas de la reconnaissance de l’œuvre et de sa promesse de pérennité : « parmi les notabilités intellectuelles qui sont apparues en France depuis la Deuxième Guerre mondiale, Roland Barthes est celui dont l’œuvre est, j’en suis persuadée, la plus sûre de durer. » Pour autant, la figure de l’écrivain ne visait pas à évacuer celle du penseur, mais à célébrer « le rare équilibre de l’intelligence et de la création » (Foucault). C’est sans aucun doute cette alliance que cherche à fonder la récente promotion généralisée du statut d’écrivain, qui implique autre chose et davantage que la seule pensée théorique, et déborde du côté de l’inventivité langagière et poétique, sans rien affaiblir de la force critique.
Cependant, malgré l’estime dans laquelle Roland Barthes est tenu en 1980 par les intellectuels de son temps — figures tout aussi fortes de la pensée non bornée aux découpages institutionnels des disciplines —, ceux-là mêmes semblent croire qu’une émancipation reste à venir, qui permette de dégager pleinement cette figure d’écrivain de la gangue d’attaches dogmatiques plus anciennes dans laquelle elle est encore prise : « le jour où sa réputation ne sera plus circonscrite, comme elle l’est actuellement, par les étiquettes de sémiologie et de structuralisme, ce qui ne peut manquer de se produire, on reconnaîtra […] en Barthes un promeneur solitaire dans la grande tradition, et un écrivain plus immense encore que ses plus fervents admirateurs ne le soutiennent », écrit alors Sontag. Autant dire que priser l’écrivain, c’est autoriser la pleine reconnaissance d’un esprit radicalement singulier, d’un penseur et d’un auteur dont le développement propre est supérieur à ce qu’il a pu projeter et prévoir, pour la simple raison qu’il dépasse son époque.
Il semble néanmoins que, du point de vue de Barthes, seul un roman serait venu consacrer la réalité d’une œuvre « littéraire ». Deux tendances de plus en plus avérées depuis 1980 lui donnent pourtant tort : la tension de l’écriture de pensée vers la fiction, qui tend à hybrider le genre au profit d’une romance essayistique ; et la tendance du roman lui-même à devenir une fiction réflexive, d’ailleurs parfois fort peu fictionnelle. Les textes publiés en 2009, écrits personnels et non destinés à la publication, parus sous les titres de Journal de deuil et de Carnets du voyage en Chine,apparaissent ainsi pleinement contemporains, par la forme paralittéraire ou en deçà du générique qu’ils arborent, par leur facture d’atelier de la pensée et de la prose, et par leur teneur radicalement intime, exprimée beaucoup moins dans le contenu de faits que dans l’affirmation absolument libre d’un point de vue. Mais, il faut y insister — et c’est d’ailleurs ce qui éteint toute polémique autour de leur publication —, ces écrits sont résolument continus avec les écrits publics de Roland Barthes. Ce qui en fait la spécificité, c’est le souci de la note comme principe d’écriture, dont la brièveté physique semble naître de la contrainte du carnet ou du journal, mais ressortit en réalité à une économie poétique particulière, axée sur un type d’unité que l’auteur appelait dans La préparation du roman, « phrase-sensation », « phrase-observation ». De plus, la qualité d’écrits de ces textes correspond à leur rapport à des expériences qui, pour avoir eu besoin de s’extérioriser du corps de l’écrivain, ne pouvaient être dites.
Il y a donc lieu de se réjouir de voir de plus en plus disponibles les écrits de celui qu’on appelle écrivain non pour unifier une pensée qui se montra, se montre encore, sans cesse en mouvement, vivante, contradictoire, mais pour faire voir qu’une poétique y est à l’œuvre, bien repérée par Susan Sontag. Si le trentième anniversaire de la disparition de Roland Barthes en 2010 explique sans doute le récent cortège de publications de ou sur lui, l’enjeu du présent dossier est surtout de relire aujourd’hui cet auteur. C’est ce à quoi nous engagent, et ce sur quoi insistent les contributeurs réunis, en nous aidant à faire notre chemin dans un appareil critique de plus en plus diversifié, présentant de multiples visages de Barthes, parfois redécouvert et parfois révisé, mais certainement lu pour et par notre temps.
ROLAND BARTHES
publications récentes
Œuvres complètes,
en trois volumes, sous la direction d’Éric Marty,
Paris, Éditions du Seuil, 1993-1995.
Œuvres complètes,
en cinq volumes, sous la direction d’Éric Marty,
Paris, Éditions du Seuil, 2002.
Comment vivre ensemble : simulations romanesques
de quelques espaces quotidiens (1976-1977),
texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, 2002.
Aux Éditions du Seuil en collaboration avec l’IMEC
(l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine),
les Cours et Séminaires au Collège de France de Roland
Barthes, sous la direction d’Éric Marty,
coll. « Traces écrites » :
Le neutre (1977-1978),
texte établi, annoté et présenté
par Thomas Clerc, 2002.
La préparation du roman I
et II (1978-1979 et 1979-1980),
texte établi, annoté
et présenté par Nathalie
Léger, 2003.
BARTHES ÉCRIVAIN
quelques repères
Philippe Roger,
Roland Barthes, roman,
Paris, Grasset,
coll. « Figures », 1986.
Marielle Macé
et Alexandre Gefen (dir.),
Barthes, au lieu du roman,
Paris / Québec, Desjonquères/
Nota Bene, 2002.
Éric Marty,
Roland Barthes, le métier d’écrire,
Paris, Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2006.
Le Magazine littéraire,
dossier « Barthes refait
signe », n° 482, janvier 2009.