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08.08.2016

Andri Snaer Magnason, LoveStar, traduit de l’islandais par Éric Boury, Alto, 2016, 376 p.

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LoveStar, roman dystopique sur fond de volcans islandais, nous emporte dans une jubilatoire saga futuriste au sein de l’entreprise ISTAR et de son fondateur LoveStar qui a réussi à s’accaparer le monopole planétaire des industries de la mort, de l’amour, de la communication et du développement des enfants. On en ressort hilare et écorché.

Paru en 2002, ce premier roman de Andri Snaer Magnason, auteur et documentariste né à Reykjavik en 1973, a été traduit en trente langues et a remporté de nombreux prix. Alto nous présente ici l’édition de poche de cette traduction française parue chez Zulma en 2015, selon la volonté de l’éditeur de rendre plus accessibles certains titres étrangers au Québec. Militant écologiste et véritable star islandaise, Magnason s’est présenté à la course présidentielle de l’île en juin dernier où il est arrivé bon troisième avec sa vision de la politique basée sur le développement de nouvelles idées. On le surnomme le Houellebecq islandais; si la référence à l’auteur français résonne, ce n’est pas en raison de la forme, mais de la présence d’un certain humour décapant et un pessimisme de mauvaise foi. 

 

La construction de l’empire

Maintes fois comparé à 1984 et à L’écume des jours, le roman plonge dans un univers complexe, peuplé de Mickey de compagnie, d’enfants qu’on peut rembobiner s’ils tournent mal, d’une vallée éternellement verte, d’hommes sans fil, de campagnes publicitaires directement implantées dans le cerveau, de réveils dans le miel, d’étoiles funèbres, de sternes arctiques qui envahissent Paris. Magnason égratigne tout sur son passage :

Simon se brancha sur l’accident ferroviaire, l’image était assez floue […] on apercevait le pied ensanglanté d’un enfant, puis la barbe noire d’un homme portant un turban. […] Le compteur était arrivé à cent douze millions de vues quand l’homme au turban poussa un soupir – UNE CORONA ! – bientôt relayé par tous ceux qui constituaient l’amas de corps.

Récit anticipatoire, critique sociale et environnementale, l’univers est finement dessiné et on s’y glisse facilement, tant on y reconnaît les références à nos empires commerciaux et à nos mythes hollywoodiens. Basé sur la vie du personnage LoveStar, dieu construisant l’univers comme une entreprise et ne pouvant retenir ses idées de grandeur qui dominent le monde, ce roman à saveur biblique discute l’amour, la mort, le désir et notre rapport au monde avec une ampleur mégalomane. La critique désopilante et le cynisme du projet rachètent ce qui pourrait à première vue sembler prétentieux.

 

Les dernières victimes de la liberté

Cette fable s’ouvre sur un poème annonciateur des dérives consuméristes : «Graine devient arbre devient forêt devient tapis vert comme la moquette». On y suit la destinée des dernières « victimes de la liberté », le couple formé de Sigríður et d’Indriði, fusionnels et enamourés, recevant une lettre cruciale leur annonçant qu’ils ne sont pas statistiquement faits l’un pour l’autre, mais que Sigríður est plutôt destinée à un Danois, son «seul et unique». C’est du moins ce qu’indiquent les calculs de inLove, une filiale d’ISTAR, revendiquant la scientificité de l’amour et promettant un bonheur serti de données probantes :

[L’amour] agit sur presque chaque cellule et chaque nerf du corps humain, impliquant toutes les branches de la médecine. Or, qui a étudié l’amour ? Les médecins ? Les spécialistes en biologie cellulaire ? Les biochimistes ? Eh bien non, seulement les POÈTES ET LES PHILOSOPHES ! Ils se penchent sur la question depuis cinq mille ans et ne sont encore arrivés à aucune conclusion. On ne s’étonnera pas qu’ils l’aient assez mauvaise.

À propos de l’amour et autres bêtises.
Extrait d’une interview avec LoveStar.

La tragédie et le décor se mettent donc en place dans les premiers chapitres, révélant un monde coloré et divertissant contraint par la technologie, la science et le marché.

 

Dans les profondeurs du futur

Mais dans ce monde fantasmé, ce qui donne la réelle profondeur au récit et qui retient notre attention est la capacité de l’auteur à atteindre l’authenticité des sentiments et des doutes de ses personnages, nous faisant ainsi ressentir vivement les dilemmes et les tournants de l’intrigue. La scène de confrontation entre LoveStar et son épouse, qui lui reproche ses absences alors qu’il gère par «communications intracérébrales» un dossier crucial de brevet, est particulièrement prenante.

Profonde critique sociale, tout est passé à la moulinette LoveStar : notre angoisse de la mort compensée par notre consumérisme, notre dépendance au divertissement constant, l’omniprésence de la publicité, notre besoin de preuves et de science, l’obsolescence programmée, notre rapport destructeur à la nature, notre adulation de dieux capitalistes, tels Disney, Steve Jobs et autres gourous. Cette illustration de toutes les ramifications intimes et sournoises du pouvoir est efficace. Les mouvements de résistance et de soumission des personnages nous happent dans leurs incroyables aventures. Et ça fait mal, parce qu’ils nous ressemblent tant.

Seule dissonance dans ce portrait, le roman original ayant d’abord été publié en 2002, avant la déferlante de médias sociaux, un certain décalage nous pousse constamment à replacer dans le temps les fantasmes technologiques de l’auteur. On aurait tant voulu avoir le plaisir de lire ce livre à sa parution avant la naissance de Facebook, quel dommage que la traduction ne nous soit parvenue que treize ans plus tard! Plusieurs des idées innovantes du livre, comme les hébergeurs clandestins, faux amis parasites du placement de produits, et autres aboyeurs, tiennent tout de même la route.

 

Les arguments de vente

Sur le plan de la forme, l’intégration du discours publicitaire dans le texte, panneaux réclame en majuscules et sondages à cocher, viennent illustrer le tout. Bon nombre de segments promotionnels et de citations en appui à l’entreprise interrompent le récit, offrant des pauses publicitaires inévitables dans cette histoire. Une tentative de biographie de LoveStar est particulièrement hilarante sous la forme d’un discours de vente, alors qu’un rédacteur embauché par ISTAR tente de lier frauduleusement la naissance du chef d’entreprise aux premiers pas de l’humain sur la Lune. Limpide, efficace, parsemée de poèmes sur la nature, l’écriture nous porte au fil de courts chapitres accrocheurs. Rabotant nos plus fines pensées, cette mise en scène des dérives de nos sociétés marchandes révélées dans un arc-en-ciel d’images par Magnason nous fait jongler longtemps après la lecture. Bref, tout concourt à notre adhésion totale : achetons LoveStar!

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