Vernon Subutex, un casse-tête chinois pour le théâtre

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24.06.2022

Vernon Subutex 1. Une production de La Fabrik en collaboration avec l’Usine C ; Texte : Virginie Despentes; Mise en scène : Angela Konrad; Assistant à la mise en scène, dramaturge et conseiller musical : William Durbau; Interprétation : Paul Ahmarani, David Boutin, Anne-Marie Cadieux, Violette Chauveau, Samuël Côté, Philippe Cousineau, Blanche-Alice Plante, Dominique Quesnel, Mounia Zahzam; Décor et accessoires : Louis-Charles Lusignan; Costumes : Marie-Audrey Jacques; Conception vidéo : Alexandre Desjardins; Lumières : Cédric Delorme-Bouchard ;Conception sonore : Simon Gauthie; Projection photographies N/B : Louise Marois de la série Pour rien au monde, Paris 2021; Régie : Claudie Gagnonl Maquillage : Florence Cornet ; Coiffure : Angelo Barsetti ; Direction de production : Maude St-Pierre et Rachel Locas ; Direction technique : Jenny Huot ; Direction administration : Stéphanie Murphy. Présenté au Théâtre de L’Usine C du 14 au 22 juin.

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Les trois tomes formant la trilogie Vernon Subutex ont connu un succès fulgurant et ont souvent été comparés à des monuments de la littérature française du XIXe (Balzac, Zola, Hugo). La critique et le public n’ont pas tari d’éloges à l’endroit de la plume décapante de Despentes. Cette dernière n’a jamais manqué de faire remarquer que l’admiration et le respect à son égard sont arrivés, bien curieusement, au moment où la voix qui prédomine dans ses textes appartient à un personnage masculin. Œuvre ayant déjà fait l’objet de plusieurs adaptations, dont une série télévisée (projet que Despentes a abandonné en cours de préparation en raison de son profond désaccord avec les choix de représentation de la pauvreté de la réalisatrice, qu’elle jugeait trop teintés de préoccupations bourgeoises) et une bande-dessinée (co-réalisée avec un des caricaturistes de Charlie Hebdo, Luz), le premier tome de Vernon Subutex a récemment été adapté au théâtre de l’Odéon en France et ici, au Québec. Depuis l’annonce en janvier du report de la pièce, nous attendions avec impatience de la voir présentée à l’Usine C dans une mise en scène d’Angela Konrad.

Les spectateurs sont accueillis dans la salle par une trame sonore qui installe immédiatement l’atmosphère punk-rock. Celle-ci sera maintenue tout au long de la pièce. Un lit trône au milieu de la scène bordée de divans côté jardin et côté cour. Les images projetées sur l’écran qui couvre tout l’arrière-scène font se succéder les lieux intérieurs et extérieurs que traverse Vernon au fil de la pièce. Ainsi, le dispositif scénique traduit efficacement l’essentiel de la trame narrative, laquelle suit les déambulations nostalgiques de Vernon, disquaire déchu, chez ses anciennes connaissances dans la ville de Paris. La scénographie est prometteuse, l’économie du style dont elle fait preuve avec son minimalisme versatile sert aussi bien à traduire l’état de pauvreté dans lequel se trouvent plusieurs personnages qu’à rendre avec justesse les décors épurés et hygiénistes imprégnant les espaces de notre ère contemporaine.

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Une question de nuance

La trilogie de Despentes repose sur un effet de style important ; la multiplication des points de vue sur le personnel romanesque. Dès que l’on croit avoir cerné un personnage, la focalisation interne d’un autre protagoniste entre en contradiction avec nos présomptions. Ce chœur de voix discordantes, cet amalgame de narrateurs peu fiables, forme l’humus du texte despentiens ; il court-circuite une certaine volonté ou tentative de formuler des avis tranchés sur les personnages et encourage plutôt le lectorat à développer de l’empathie à leur égard, à nuancer son jugement en prenant en compte les origines socioéconomiques et les parcours de chacun, ainsi que les aléas auxquels ils ont dû faire face.

Or, cet aspect fondamental du texte de Despentes est évacué de la pièce de Konrad au profit de représentations unidimensionnelles. Ce n’est pas étonnant si l’on considère que l’œuvre de Despentes fait à peine l’objet d’une adaptation textuelle. Hormis les choix habituels de coupures, on retrouve tels quels des paragraphes entiers de Vernon Subutex dans la bouche des comédiens qui crient leurs lignes plutôt que de faire porter leurs voix. Au lieu de mettre l’accent sur la complexité des personnages, la pièce en fait des caricatures dérivées du regard porté sur eux par Vernon. Ainsi, Émilie est réduite à une vieille femme acariâtre dont les crises de colère de petite fille ne peuvent être apaisées que par l’énorme ourson en peluche avec lequel elle dort. Xavier Fardin sert de tête d’affiche pour l’intégrisme hexagonal. La Hyène, cette créature longiligne dont l’élégance féline s’arrime à la masculinité par un ton ferme et des répliques cassantes, se transforme sur scène en matante québécoise rugueuse et butch – les lesbiennes ne sauraient, semble-t-il, être représentées autrement. Sylvie incarne la femme hystérique telle qu’elle est conçue dans l’imaginaire courant par les pires préjugés sexistes, glapissant et se dandinant sur scène tel un personnage vaudevillesque (ce qui semble être davantage imputable à la direction d’acteur qu’au talent de l’interprète). Loïc fait des saluts nazis pour honorer la patrie française et on ferait mieux de rebaptiser Kiko pour le nommer Hugh Hefner. Enfin, Pamela Kant et son colocataire, les deux ex-stars du porno, ont à peine le temps de parler alors qu’ils se tripotent en dansant.

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D’ailleurs, bien que l’ancienne identité du colocataire en question – Debbie D’Acier – soit révélée, le vrai nom de ce personnage trans – Daniel – est tu, ainsi que sa voix, puisque son histoire est racontée par Pamela. Le passage sous silence semble être un thème récurrent dans cette pièce de théâtre qui compte un autre personnage trans, Marcia, à qui on accorde une voix pour parler de cocaïne et un corps pour montrer des scènes de sexe, mais dont ni l’arrivée en France en tant que femme trans brésilienne, ni le témoignage des années du Sida ne font l’objet d’un discours. Que dire enfin de Vernon lui-même ? Épicentre de ce qui était censé être une réflexion aiguisée sur les ravages de la société néolibérale, il devient ici un personnage se délectant de pathétisme morose.

Le manque de modération dans la représentation des personnages s’étend aux procédés employés pour traduire leur monologue intérieur. Ceux-là sont inconstants tout au long de la pièce : un enregistrement sonore de la voix des comédiens est parfois diffusé pendant qu’ils jouent sur scène (rares et belles occasions où les spectateurs ont accès à un autre point de vue sur les personnages que celui de Vernon). Soulignant l’omniprésence déterminante des médias dans l’univers au sein duquel évoluent les personnages, des échanges de textos sont également affichés à l’écran – procédé qui, en plus d’être couramment employé à la télévision, rappelle habilement la forme épisodique adoptée par le texte despentiens, lequel a souvent été comparé à une série télévisée. En revanche, à quelques reprises, des extraits du texte de Despentes sont projetés tels quels à l’écran et, plus souvent qu’autrement, les comédiens déclament le monologue intérieur de leur personnage sans que ce discours n’interagisse ensuite avec les autres, ce qui donne l’impression d’écouter des fragments de texte en vases clos. On aurait pu s’attendre, au théâtre, à ce que soit privilégié le dialogue entre les acteurs. Un parti pris plus net aurait mieux servi à mettre en évidence l’expérimentation avec les monologues intérieurs et à montrer le travail d’articulation entre la forme romanesque et la forme théâtrale.

Rire jaune

La question se pose : l’objectif de Konrad était-il de rendre mal à l’aise le public par l’exagération caricaturale afin de mettre en évidence le racisme, le sexisme et la transphobie critiqués par l’œuvre despentienne ? Pour ma part, en tant que spectatrice, je ne peux décrire autrement mon ressenti pendant ces trois heures que par un mot bien à la mode dans le monde anglophone : « cringe ». C’était cringe de voir les personnages de Despentes ainsi dénaturés sur scène, mais c’était encore plus cringe d’entendre le public rire de bon cœur de la tristesse d’Émilie, d’entendre le public rire de bon cœur de la solitude profonde qui habite Sylvie, d’entendre le public rire de bon cœur à la phrase « les vraies femmes sont des hommes » adressée à Marcia, d’entendre le public rire de bon cœur aux propos racistes de Xavier sur les hommes arabes et sur les femmes voilées… Il faut heureusement souligner la maîtrise des jeux de Dominique Quesnel, de Philippe Cousineau et de Mounia Zahzam pour les rôles de Zoska, la SDF, de Patrice et d’Aïcha, rares moments pendant lesquels le rire gras se transforme enfin en un regard contemplatif et peut donner lieu à une réflexion critique.

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Bouffée d’air fraiche, l’ambiance sonore enveloppe et tient à bras le corps la pièce. Tantôt en dissonance avec la scène qui se déroule, tantôt faisant contrepoint aux propos des personnages, les choix musicaux s’emboîtent les uns aux autres, créant un petit concerto pour détraqués. La conception sonore capte et rend avec précision le sampling qui sous-tend, comme un courant électrique, l’entrecroisement des voix auquel on aurait pu s’attendre. Ultimement, cette pièce aura laissé l’impression durable de ne pas avoir fixé sa relation interprétative au roman, le travail d’adaptation étant à la fois collé au texte et complètement en décalage par rapport à lui. Une indécision qui demeurera irrésolue jusqu’à la mise en scène des prochains tomes, en 2024.

crédits photos : Vivien Gaumad, Daniel Huot

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