Une question de risques

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20.05.2021

A User’s Guide To Authenticity Is a Feeling [Un sentiment d’authenticité : mode d’emploi]. Production : PME-ART; Une lecture-performance de Jacob Wren; Costumes Claudia Fancello; Direction technique son et éclairage Paul Chambers; Direction de production Nikita Bala; Diffusion La Chapelle Scènes Contemporaines; avec la contribution explicite ou implicite des collaborateurs de PME-ART, 17 et 18 mai 2021.

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La communauté n’est pas le lieu de la Souveraineté.
Elle est ce qui expose en s’exposant.
Elle inclut l’extériorité d’être qui l’exclut.
Maurice Blanchot

En 1998, dans le cadre des « 20 jours du théâtre à risque », Tangente présentait un étonnant spectacle, qui n’était ni du théâtre ni de la danse, mais plutôt une installation et une performance qui se sont avérées très stimulantes. Son titre : En français comme en anglais, it’s easy to criticise. Sur scène, Alexandra Gill, Benoît Lachambre, Julie Andrée T., Jacob Wren et Tracy Wright se croisaient en partenaires, avec une forme d’incompatibilité comportant des traces d’hostilité.

Je sortis de la salle à la fois séduite par le titre et par le désordre et interloquée par l’incongruité de cette communauté impossible. Avec le temps, cette impression d’inattendu et de questions irrésolues m’est restée.

Dans cette performance, Julie Andrée T. avait une présence si forte que je me suis intéressée à son travail artistique à partir de ce moment. Benoît Lachambre a continué en danse sur cette lancée. Jacob Wren leur donnait la réplique, livrant un contrepoint intéressant et divergent. Tout semblait zigzaguer, imprévisible et absurde. Cet absurde-là était fait de la présence scénique de partenaires qui se tournaient le dos, antagonistes et solides comme des rocs.

À long terme

Cette performance, depuis lors, a fait du chemin ; elle a même été transmise à des étudiants. Remarquée alors par la critique (sensible à la déconstruction des codes classiques du théâtre) pour sa dérision de l’idée de maîtrise et à cause d’un jeu qui refusait de se donner pour tel, en tant qu’assujettissement, la pièce reposait sur une interdisciplinarité artistique qui questionnait la scène. Si l’installation suppose l’immobilité et une inamovibilité non scénique, non dansante, elle mobilise aussi la vérité expressive des actants, plusieurs restant cachés sous le titre de conseillers artistiques. La performance offrait donc ses grimaces insurrectionnelles au public, qui se laissait provoquer en y reconnaissant une insolence déjantée.

Deux décennies plus tard, il fallait y revenir, notamment pour exposer les répercussions du spectacle sur PME-ART, cette compagnie montréalaise codirigée par Jacob Wren et Sylvie Lachance. Dans la lecture proposée à La Chapelle, c’est ce bilan qui est donné à entendre. Jacob Wren y insiste sur les essais d’intégration de tous les participants et les nombreuses difficultés à bousculer les habitudes : il y a un terme à l’impossible, sauf à mourir, et les crises à PME-ART comme les hasards bénéfiques font l’histoire de cette compagnie.

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Authenticity is a Feeling

Cette histoire est engrangée dans un livre illustré, paru pour les vingt ans de PME-ART d’abord en anglais (Authenticity is a Feeling: My Life in PME-ART, Toronto, Book*hug Press, 2018), puis en traduction française, Un sentiment d’authenticité, ma vie avec PME-ART (Montréal, Tripyque, 2021). On y retrouve donc ses artisans et leurs performances (une dizaine), un joyeux groupe d’artistes, amis provocateurs et libres. On y parle d’expérimentations, de dépression et de rencontres performatives. Chacun y avait sa personnalité, son idée de la chose, sa théorie et, bien sûr, l’audace indispensable pour déjouer les codes, les obéissances et les attentes, selon sa condition, sa forme mentale et son talent.

Conférence en solo, A User’s Guide To Authenticity Is a Feeling [Un sentiment d’authenticité : mode d’emploi] suit pas à pas les chapitres de ce livre. Assortie de projections et musiques issues des performances (notamment le fameux Mourir pour des idées de Brassens), elle pose la question du « naturel » en scène, ce paradoxe entre exhibition et vérité, structuration et improvisation, une tension irrésolue et à peine plus tranquille que jadis. Elle tente surtout un bilan. Au final, Jacob Wren y exprime sa tristesse, une sorte d’à quoi bon.

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Persister

Avec force changements de costumes, qui ne font pas oublier l’échec de l’utopie scénique, A User’s Guide To Authenticity Is a Feeling nous propose un récit des (més)aventures québécoises et des tournées en Europe, en Norvège et en Allemagne, où certains hasards, que décline Jacob Wren, ont entraîné l’équipe.

Ni joué, ni dansé, ni déclamé, mais résumé ou lu, le livre se donne à vendre et à diffuser. Presque deux heures, c’est peu pour le bilan d’une vie qui continue; attachant, ennuyeux, touchant, drôle, ordinaire, Wren se refuse à entrer dans la fiction pour atteindre l’émotion, en particulier pour évoquer la disparition de l’actrice et complice Tracy Wright. Dominent le témoignage amical, l’aventure chaotique, la désespérance, le slogan « Be yourself », qui apparaît comme une marque de commerce.

S’il est vrai que « Individualism in a mistake », comme le prétend le titre d’une des performances de PME-ART, l’idée de faire quelque chose de différent demeure vivante. Il y a une part de naïveté, avoue Jacob Wren avec mélancolie, à croire qu’un artiste peut changer la politique telle qu’elle se fait. Pourtant, il suffit d’une phrase optimiste, lancée par Sylvie Lachance – « Être dans l’opposition officielle change parfois plus les choses que ceux qui les font sans savoir ce qu’ils font. » – pour que le message ultime de Jacob Wren se formule clairement : « À un jeune artiste qui débute, quel conseil donnerais-tu ? – Persiste, signe et continue. »

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crédits photos : Nikita Bala et Leontien Allemeersch

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