Une passion mal orchestrée

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26.03.2019

Parce que la nuit. Texte : Dany Boudreault et Brigitte Haentjens, avec la collaboration de Céline Bonnier ; mise en scène : Brigitte Haentjens ; avec Alex Bergeron, Céline Bonnier, Dany Boudreault, Martin Dubreuil, Leni Parker ; musiciens : Bernard Falaise, Rémi Leclerc, Alexandre St-Onge ; une coproduction Espace Go, Sibyllines et Théâtre français du CNA. Présenté à l’Espace Go du 5 au 31 mars 2019.

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Comme plusieurs, j’ai lu le roman Just Kids, de Patti Smith, publié en 2010. J’ai été fasciné par l’histoire vibrante de cette femme dans le New York des années 70, par sa marginalité et sa précarité, par ses relations passionnées avec Robert Mapplethorpe et Sam Shepard (et leurs « bulles créatrices »), par son séjour au Chelsea, par ses premières expériences scéniques. J’ai été envouté par ce témoignage d’une époque placée sous le signe de la libération, mais plus encore par cette voix singulière, ce ton qui mélangeait avec finesse poésie, franchise et humour. J’ai émergé de cette lecture en souhaitant en apprendre davantage sur cette artiste d’exception. Malheureusement, Parce que la nuit, qui se veut un spectacle librement inspiré de la vie et de l’œuvre de Patti Smith, n’arrive pas à transmettre la même fascination.

Un manque de mesure

Le spectacle ne manque ni de rigueur ni de passion. On sent jusque dans sa performance que Dany Boudreault s’est grandement investi dans la création de ce projet. Résultat de longues recherches, le panorama qu’on nous propose est vaste ; peut-être trop. La pièce traverse la vie de Patti Smith, la parcourt de long en large, mais à trop vouloir être exhaustive, elle tombe vite dans ce qui s’apparente à un spectacle hommage et en perd la vision dramaturgique qui aurait donné du relief à cette production unidimensionnelle. Tout cohabite et s’enchaîne alors qu’on sent qu’il aurait été préférable d’approfondir un angle précis de ce personnage complexe et paradoxal. Il nous est par exemple lancé à répétition son « J’ai quelque chose à cacher qui s’appelle le désir », comme un leitmotiv, sans qu’on puisse trop saisir – malheureusement – en quoi cela donne une orientation au spectacle.En outre, Parce que la nuit flirte avec l’hagiographie, ce qui réjouira probablement les fervents adeptes de Patti Smith, mais ce format reste assez hermétique pour les néophytes. Le spectateur demeure alors en périphérie, et a trop souvent l’impression d’être à un concert rock impersonnel plutôt qu’au théâtre, ce qui l’empêche de bien apprécier la profondeur de la poésie de Smith. À aucun moment de la représentation il n’est possible d’être touché par cette histoire présentée en aplat, narrée au « je » comme un souvenir trop lointain, dans laquelle les noms et les lieux prennent plus de place que les émotions qu’ils suscitent. On nous fait comprendre la marginalité de cette femme en la disant à plusieurs reprises, mais sans arriver vraiment à nous la faire vivre. À ce titre, l’acharnement du chœur de comédien·nes à mimer ou à répéter des passages de ce que livre Bonnier en avant‑scène semble être une tentative pour donner un peu de dynamisme à ce long témoignage, mais ce procédé prend vite des allures de cabotinage. Même les performances musicales qui viennent ponctuer le spectacle n’arrivent pas à lui redonner suffisamment de caractère.

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Économie de moyens

Il faut dire que la scénographie ne sert pas non plus toujours le propos. Certes, ce non-lieu est utile pour accueillir un théâtre biographique qui traverse les lieux et les époques ; il l’est aussi pour présenter les numéros musicaux, puisqu’il évoque la disposition d’une scène de concert, mais il ne semble pas adapté à un spectacle de plus de deux heures. Ce trop grand dénuement semble condamner d’avance le spectacle à épuiser rapidement ses possibilités scéniques, ce qui produit un certain effet de redondance dans la mise en scène. Les meilleurs moments sont assurément ceux qui sont les plus incarnés. À ce titre, Céline Bonnier et Alex Bergeron se démarquent par leur présence : elle est complètement investie dans la ferveur que requiert son rôle, alors que lui passe d’un personnage à l’autre avec aisance et assurance. Leur duo Smith/Shepard est certainement le plus hypnotisant de tout ce panorama. Il faut aussi souligner les performances musicales de Leni Parker, qui figurent parmi les propositions plus convaincantes de la pièce. Enfin, l’entrelacement du français et de l’anglais tout au long du spectacle est une initiative intéressante, une touche d’originalité bienvenue qui correspond bien à l’esprit de l’artiste, mais qui nuit parfois plus à la compréhension qu’il ne la bonifie, ce qui nous donne ponctuellement l’impression d’une occasion manquée.

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Et c’est peut-être l’impression générale qu’on garde de tout cela, au fond, celle d’une occasion manquée. Pourtant, l’idée derrière ce projet était riche : la vie (peut-être même plus que l’œuvre) de Patti Smith a un grand potentiel dramatique. Ce qu’on reproche à ce spectacle, par contre, c’est justement d’avoir voulu rester trop fidèle aux écrits et aux chansons de Smith, qui ne se prêtent pas nécessairement à une présentation littérale sur scène. Il manquait à l’œuvre une certaine dose de réappropriation subjective, qui lui aurait permis de s’emparer de ce matériau riche pour l’élever et lui insuffler cette sensibilité qu’on espérait, en vain. On nous a présenté l’os : aussi captivant puisse-t-il être, il nous a manqué la chair.

crédits photos: Yannick Macdonald

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