Une langue photogénique

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07.04.2021

Échos à la Nuit de la poésie 1970. Poètes invités ; Catherine et Pierre Morency, Daniel Leblanc-Poirier, Baron Marc-André Lévesque, Sébastien Lamarre, Mathieu Simoneau, Michel Pleau, Valérie Forgues, Gabriel Robichaud; notices biographiques : Vincent Lambert ; direction artistique : Isabelle Forest ; en collaboration avec l’Office National du Film. Présenté dans le cadre du Festival Québec en toutes lettres. À partir du 27 mars 2021 et pour une période indéfinie.

Tranché.e.s/Sweet Sixteen. Production : Lézard Amoureux ; direction artistique : Valérie Forgues ; textes et voix :  Jacques Boulerice, Jean-Philippe Dupuis, Félix Durand, Stéphanie Filion, Valérie Forgues, Laurence Gagné, François Godin, Amélie Hébert, Thomas Mainguy, Catherine Morency, Maude Pilon, Si Poirier, Catherine Poulin, Marc-Alexandre Reinhardt, Alex Thibodeau; Montage : Rosalie Bordeleau. En collaboration avec le groupe Nota bene et Le Lézard Amoureux; diffusé sur Facebook le 31 mars 2021 dans le cadre du Mois de la poésie.

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Deux anniversaires poétiques sont à souligner ce printemps. Les éditions du Lézard amoureux fêtent seize ans, tandis le Festival Québec en toutes lettres (FQTL) commémore le 51e anniversaire de la célèbre Nuit de la poésie. Les festivités avaient été reportées jusqu’à maintenant —l’année COVID ayant bousculé les horaires et les manières jusqu’à ce jour. Deux réunions, donc, doublement encadrées par la distanciation sociale et les écrans au sein desquels elles avaient lieu.

L’une comme l’autre invitaient un poète à en rencontrer un autre. Dans Tranché.e.s/Sweet Sixteen, chacun se voyait attribuer au hasard l’extrait d’un second participant publié chez l’éditeur. Il était invité à l’interpréter, en tournant lui-même une capsule vidéo dans laquelle il présentait un objet, un talisman ou une vue paysagère en référence au poème reçu. Un des duos les plus réussis combinait la voix franche de Catherine Poulin au poème âpre d’Alex Thibodeau : « Passe-moi le crayon rouge, l’efface, les ciseaux en dents de scie. J’ai des jours à rayer des nuits à abattre ». Quant aux dix auteurs de Échos à la Nuit de la poésie 1970, ils allaient tous à la rencontre de l’une des figures du documentaire de Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse. Ils devaient répondre par un texte inédit, se filmant eux-mêmes ou attribuant la tâche à quelqu’un d’autre.

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Les poètes devenaient alors de facto vidéastes amateurs. Il ne va pas sans dire que partout, les propositions étaient inégales. Le son était instable de lecture en lecture, les cadrages peu réfléchis, l’objectif tremblotant et les raccords peu accommodants. Entre les textes de Tranché.e.s/Sweet Sixteen, les transistions combinant ondulations d’effets glitch et mélodie électro-pop s’ajoutaient à l’impression de bricolage. Cela dit, dans un cas comme dans l’autre, cette esthétique DIY est complètement assumée. Chez le Lézard amoureux, elle correspond d’ailleurs à l’âge de la puberté, où la jeunesse s’épanouit dans les premières expériences maladroites et une collégialité rieuse. Valérie Forgues /01 /01
Entrevue réalisée le 29 mars 2021.
explique : « Tranché.e.s, c’est en référence aux poèmes fait de tranches de livres. Nous avons choisi des tranches, des extraits relativement courts de nos livres, les lectures font deux, trois minutes maximum. Ensuite, le Sweet sixteen, c’est un pied de nez à nos quinze ans passés dans le beurre l’année dernière […]. 16 ans, on pouvait le souligner quand même, comme les sweet sixteen, fête de 16 ans des jeunes filles. Il y a quelque chose de l’adolescence, du passage à l’âge adulte, un petit côté kitch bien sûr. » Du côté de la Maison de la littérature, qui chapeaute le FQTL, l’aspect brut des présentations résonnait avec la débrouille du tournage à vif des années 1970.

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La prolifération des imperfections peut d’ailleurs être considérée comme une qualité remarquable. Philippe Castellin (DOC(K)S, mode d’emploi, Histoire, formes & sens des poésies expérimentales au XXe siècle, 2002) l’excuse en stipulant que les fautes, les coquilles et les interventions manuelles font valoir une stratégie qui a pour fonction de déjouer « la perfection et la normalité technologiques » afin de « réinjecter du pauvre au sein du riche, du désordre au sein de l’ordre ». Ainsi, ces échanges poétiques un peu croches feraient un pied-de-nez à toutes les productions léchées des techniciens de ce monde et offriraient au visionnement individuel du confiné des valeurs d’authenticité et de mobilisation.

N’empêche que, de toutes les lectures, celles dont le tournage est l’objet d’une réalisation ressortent du lot. Parmi les prestations les plus réussies techniquement et conceptuellement, on compte celle de Nicole Brossard. Elle s’adresse à sa propre image : « Tu n’as pas non plus l’habitude de la réalité augmentée, de la musique quantique et d’être partout à la fois. Il y a en toi le poème. Cela devrait suffire. Mais il y a le poème que tu lis et le poème que tu as écrit. Cela se ressemble mais ce n’est jamais pareil. ». Comme elle, Pierre Morency a bénéficié de l’aide d’un professionnel de l’audiovisuel et se répond à lui-même, ou plus précisément aux poèmes de jeunesse qu’il a présentés lors de la fameuse Nuit. Dans un touchant partage poétique avec sa fille Catherine, Pierre Morency revient aux mains qui donnaient naissance dans son ancien poème, pour lever celle qui salue les nouvelles générations : « J’aurai cette main pour saluer. Saluer les vivants descendus tout près du bord. Saluer la jeunesse la plus vive. Celle qui osera de là-bas crier vers moi. J’aurai des mains. »

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Quelques ripostes ludiques se distinguent également. Baron Marc-André Lévesque pouponne en lisant ses mots-valises ou s’adresse à son chien assis à la table de la cuisine. « Des fois, ce qu’on veut dire se baigne dans deux-trois mots qui existent, et ces deux-trois mots là jouent à Marco Polo ensemble. ».  On ne sait ce qu’en aurait dit Gauvreau. Sébastien Lamarre semble plus que les autres s’amuser de la consigne, jouer directement avec l’auditeur tout en entamant un dialogue avec Péloquin, son ami disparu. «Le problème avec Péloquin c’est que ça tient pas dans le texte, c’est la vie autour du texte qui faut faire entrer dans le texte ». Enfin, Daniel Leblanc-Poirier —qui transforme « la vérité se passe un doigt » de Vanier par « le gouvernement se coupe un doigt » — récite dans une sympathique mise en scène. Sa lecture de salon sauve un peu la face en réaffirmant l’aspect politique et insubordonné de la poésie. Car aucun n’a rivalisé en effronterie avec le cinglant requiem de Godin, pas plus que le chant de Duguay, le soupir d’Odette Gagnon et le tremolo de Georges Dor n’ont trouvé de répondants. En cliquant vers le lien Youtube menant aux prestations de 1970, ce sont plutôt des annonces de fromage P’tit Québec ou de biscuits Peek Freans qui apparaissent…

Ainsi la langue, dans sa fêlure et son histoire, découvre sa photogénie parmi la surabondance des contenus. La poésie cherche sa place, mais quelques emprunts médiatiques ou lexicaux ne suffisent pas à transformer son identité. Elle demeure principalement texte et voix. C’est encore une maladresse de nommer « performances numériques » ses expérimentations vidéos. Les artistes en arts médiatiques ou les performeurs issus des arts visuels pourraient s’en offusquer, si ce n’était de l’intarissable générosité des poètes, de leurs captivants efforts et leurs attendrissantes singularités, qui appellent à l’écoute et à l’admiration.

 

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Entrevue réalisée le 29 mars 2021.

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