Une aventure à chaque numéro

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Zviane. La Jungle. Autopublié. 3 numéros.

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Le modèle de la publication « fourre-tout », à rythme de parution variable, a réussi à plusieurs des grands noms de la bande dessinée. Les américains Chris Ware et Adrian Tomine, avec Acme Novelty ou Optic Nerve, ainsi que le canadien Seth avec Palookaville, ont utilisé ce modèle afin de pré-publier des œuvres subséquemment rassemblées en albums, mais ont également profité de ces formats pour explorer d’autres pistes. En parallèle aux chapitres de ce qui est par la suite devenu Jimmy Corrigan, The Smartest Kid on Earth, Ware insérait des planches de personnages plus unidimensionnels comme Big Tex ou Quimby the Mouse ;  depuis quelques numéros, Seth mène en parallèle sa série Clyde Fans et un récit autobiographique d’enfance; quant à Adrian Tomine, il a inclus, dans les pages de garde de Optic Nerve, un courrier des lecteurs parfois assez amusant dont l’insertion serait impensable en format album. Utiliser une « série-phare » comme moyen de publication permet à ces artistes de faire progresser au gré de leurs inspirations différents projets, d’alterner entre les formats (allant du strip aux chapitres de récit longs en passant par les croquis et autres dessins libres). Cette stratégie permet entre autres de ne pas se restreindre à un seul cadre, ce qui pourrait s’avérer lassant compte tenu de la durée temporelle importante qu’impliquent souvent les projets narratifs ambitieux, sans parler de la satisfaction liée à une publication moins espacée dans le temps.

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C’est cette avenue de publication qu’a choisi d’emprunter la prodigieuse Zviane depuis la parution du premier numéro de La Jungle, dont huit numéros, à raison de deux livraisons par an, sont projetés – et promis! Le format (entre le manga et le 48CC) et la longueur (environ 88 pages) de chaque livre devraient rester stable, mais on ne peut pas en dire autant de ce qui se trouve entre les couvertures : ça fourmille, s’éparpille, ça déborde et c’est parfait ainsi. On ne voit pas d’autre explication au titre de la série que la promesse d’une aventure colorée et trépidante.

Une prise de risques réussie

Zviane s’amusait déjà à accumuler les récits courts et peu interreliés, comme elle l’avait fait dans Pains de viande avec dissonance et Club Sandwich; or, la publication chez l’éditeur Pow Pow l’amenait, consciemment ou non, à maintenir une certaine unité de ton dans ces recueils. Son projet La jungle lui donne la possibilité de traiter sa publication comme un blogue; les formats, les styles de dessin, les récits s’y accumulent dans un assemblage pêle-mêle plus débridé, porté par un enthousiasme pétillant et dont l’humour souvent absurde mais pas dénué de profondeur est la plus grande constante. On aurait mal imaginé une proposition comme « Esteban a des ennui », où un vendeur de cannabis, insouciant et généreux, partage à son interlocuteur une récente interaction avec des policiers. En raison du tirage plus réduit des numéros, Zviane peut également s’amuser, comme elle l’a fait pour le deuxième numéro, à incorporer des artefacts matériels (un élastique et une carte d’affaire d’Esteban) à même l’album, ce qui ajoute une touche personnalisée à chaque copie.

Le caractère hétéroclite de ce qui est proposé dans les pages de La jungle s’étend même aux médias utilisés. Le premier numéro comporte quelques photographies « d’atmosphère », qui n’ont pas tout à fait l’immense qualité esthétique du dessin de Zviane, mais qui trouvent leur place dans le numéro. Parce qu’à bien y penser, tout peut trouver sa place dans La jungle. L’exploration formelle la plus spectaculaire se retrouve dans le plus récent numéro, dont une bonne partie des pages est occupée par la « Natatoria », une recension non-scientifique – mais néanmoins assez rigoureuse – de plusieurs piscines de Montréal selon plusieurs critères (dont le potentiel de « chillage »). Le tout a été réalisé sur des petits bouts de papier (ou de carton?) de couleur pastel, parfois couverts de dessins. La dernière page contient d’ailleurs un amoncellement de retailles de découpes qui donne un bon aperçu de l’effort considérable ayant été nécessaire à la production de ce récit. En plus de la démarche plastique de Zviane, qui force l’admiration et produit un bel effet visuel, quasi-tactile à la lecture, il est surprenant de constater combien lire sur des piscines que l’on ne visitera peut-être jamais peut s’avérer divertissant, voire captivant; preuve, s’il en fallait encore une, que rien ne résiste à l’épreuve de Zviane.

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Jusqu’à présent, la pièce de résistance de chaque numéro est le chapitre de « Football Fantaisie », série de science-fiction incluant certains poncifs du genre (enfants avec des superpouvoirs mystérieux mais puissants, robot, savant fou) mais qui, après trois livraisons, épaissit son mystère plutôt qu’il ne l’élucide. C’est l’endroit où le dessin de Zviane se libère avec le plus d’intensité ; un trait vif et précis, des personnages dynamiques et élastiques, un rythme frénétique qui sait ralentir pour marquer les effets dramatiques et, toujours, un manque de sérieux qui permet de basculer dans l’humour à tout moment. La recette rappelle légèrement la série Number 5 de Tayio Matsumoto, la plus ambitieuse de ses œuvres en termes de création d’univers diégétique et visuel, bien que l’appréciation en soit freinée par l’aspect confus du récit et les dialogues poreux. Souhaitons que Zviane ne fasse pas l’erreur de s’enliser dans une construction narrative bâclée : pour ma part, j’attends le prochain épisode avec une anticipation que je ne croyais devenue impossible pour le lecteur souvent blasé que je suis désormais.

Se donner la pleine liberté

Mentionnons en terminant que la voie de l’autopublication permet aussi à Zviane d’explorer les paramètres de production matérielle du livre. Jusqu’à présent, chaque numéro a des touches personnelles – le premier numéro au papier couverture gaufré, le deuxième avec ses « gadgets » et enfin le troisième, sur papier couché glacé, qui a contraint l’artiste à produire plus de pages que prévu afin de préserver l’unité d’épaisseur établie par les numéros précédents. Sur chacun d’entre eux, on remarque d’ailleurs que la tranche contient une bribe de texte où l’on devine ce qui, au terme de la parution des huit numéros, devrait former un micro-récit. On sent bien que Zviane aspire à profiter de son expérience d’autopublication au maximum, qu’elle investit chaque centimètre carré de chaque numéro. Jusqu’à présent, les résultats sont déconcertants selon l’acception la plus positive dont on puisse doter ce terme. Zviane élargit sa palette à chaque parution; elle se fait particulièrement plaisir avec son projet actuel, et nous en sortons tous gagnants.

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