Un conte de mots et de morts

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23.02.2017

Assoiffés, texte de Wajdi Mouawad ; mise en scène et collaboration au texte : Benoît Vermeulen ; avec Francis LaHaye, Rachel Graton, Philippe Thibault-Denis. Une production du Théâtre Le Clou présentée au Théâtre Denise-Pelletier (Montréal) du 8 au 25 février.

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« Il n’y a rien au monde qui soit plus avide de beauté, il n’y a rien au monde qui s’embellisse plus aisément qu’une âme /01 /01
Maurice Maeterlinck, « La Beauté intérieure » dans Le trésor des humbles, Éditions Grasset.
 », écrit Maurice Maeterlinck. Selon le dramaturge belge, la Beauté justifie les choses par son caractère divin et donne un sens au monde par son rayonnement métaphysique. Si l’âme humaine a la faculté et le besoin de recevoir cette beauté et de s’en nourrir, que se passe-t-il lorsque qu’on ne la trouve plus nulle part, qu’elle nous échappe ?

Cette question frappe de plein fouet les personnages d’Assoiffés. Écrite en 2005 et jouée près de 250 fois au Canada et en Europe entre 2006 et 2012, la pièce aborde la question de la beauté et de son absence comme expérience ontologique.

Tout commence lorsque Boon, anthropologue judiciaire, découvre dans un lac deux jeunes gens morts dont les corps se sont mêlés. Cet événement le replonge dans son passé à la découverte de l’identité du jeune homme, Murdoch, un camarade de classe qui l’avait profondément marqué dans son adolescence. Le retour de Murdoch dans sa vie le ramène à sa propre adolescence et à ses rêves oubliés. Boon encadre alors dans sa narration le récit de sa propre adolescence, ainsi que celle de Murdoch et de Norvège, personnage issue d’un texte fictif écrit par le jeune Boon.

Si la jeune Norvège est un personnage fictif que Boon invente pour un devoir scolaire, Murdoch, lui, est bien réel. Le jeune homme est en quête de sens. La question qui le caractérise est le pourquoi et il traduit cette crise intérieure par des questions qu’il crache à la face du monde dans une révolte adolescente. Quant à Norvège, voyant la laideur grandir en elle, n’est plus capable de subir la vie. Elle connait la cause de son mal-être et se demande alors comment continuer à vivre ainsi.

La jeune fille est le sujet d’une pièce portant sur la Beauté qui permet alors de l’aborder de manière plus essentialiste à travers une poétique de l’allégorie. La question se pose différemment chez les deux personnages, mais touche au même point. Nous sommes ici face à des « âmes » qui, désespérément, tentent de se nourrir d’une vérité absente. Fiévreuses devant l’impératif de sa présence, n’ayant aucune substance pour nourrir leur avidité, celle-ci les dévore de l’intérieur.

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« La beauté est le seul langage de nos âmes… »

Comment continuer de vivre face au vide de l’existence sans tomber dans le vertige métaphysique que cette question provoque ?

En les dépensant frénétiquement ou en les conservant pour soi, les mots semblent être ce substitut de nourriture auquel les personnages s’accrochent. C’est à travers l’utilisation du langage comme structure formelle mais aussi comme propos que le spectacle tire sa puissance.

Face à des vérités trop grandes, qui existent dans le secret des âmes, les mots, le langage s’épuisent. « [N]ulle bouche ne peut dire la puissance d’une âme qui s’efforce de vivre en une atmosphère de beauté, et qui est activement belle elle-même », écrit encore Maeterlinck. Tout discours est impuissant face à ce qui se vit intérieurement si fortement. C’est dans le rapport au langage des personnage que va se traduire ce bouleversement intérieur.

Murdoch parle énormément. Il déverse sa parole sur des interlocuteurs toujours absents. La parole de ces derniers est de manière intelligente brouillée par un grognement électroacoustique. Le jeune homme est seul, emmuré dans ces questionnements qui ne trouvent aucun écho autour de lui. Sa parole est claire, limpide, mais désespérée : il lance des appels à l’aide constants, sans jamais obtenir de réponse dans un monde qui ne semble pas conscient de l’urgence qu’il vit.

Le jeune homme se livre à un véritable harakiri verbal. Tandis qu’il ne peut le faire physiquement, il s’efforce de se vider par les mots. Dans une volonté d’épuisement de la parole, l’adolescent tente d’atteindre la souffrance de ce qui ne se dit pas. S’il semble n’avoir aucun interlocuteur face à lui, il ne laisse à quiconque la possibilité de lui répondre, si ce n’est Norvège, qui partage sa souffrance. Mais chez la jeune fille on observe une réaction contraire : face à l’« horreur au creux de la transparence », celle-ci s’enferme dans un mutisme violent. Les propos de Maeterlinck s’inversent ici, car c’est la laideur, qui agit avec la même puissance que la beauté, qui ne peut s’exprimer à travers une bouche humaine. Les mots ne parviennent à toucher la transcendance de telle vérités.

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Le personnage de Norvège est muet. Fictive, elle plane sur toute la pièce comme une présence fantomatique. Celle-ci semble aussi fuyante que les mots qui lui manquent. Au rythme de la musique électronique qui se produit en partie sur scène, elle se déplace comme glissante à la surface des mots et des situations. Sa présence-absence se lit comme une personnification de la Beauté que l’on tente de saisir en vain.

Face à ces utilisations du langage différentes, une troisième voie se dessine, celle de l’écriture, à travers le personnage de Boon. Le jeune homme raconte, parle peu et aborde ses états d’âme et ses souffrances simplement. Mais par son geste créateur d’écriture, il libère les questionnements qui le traversent aussi. « J’écris parce que je ne veux pas des mots que je trouve, par soustraction /02 /02
Roland Barthes, Le plaisir du texte, Éditions Seuil.
 » : le jeune Boon aurait pu être celui qui prononce ces mots de Barthes. L’écriture devient le seul substitut possible à une parole qui ne fonctionne plus. Par le geste d’écrire, le jeune auteur s’efface derrière son personnage.

Son œuvre est nourrie par ses propres inspirations mais aussi par l’aura et le désespoir de Murdoch. En faisant de Norvège le miroir fictionnel du jeune homme, il condamne celui-ci à se lier au destin de son personnage.

« Le souvenir est le début de l’écriture et l’écriture est à son tour le commencement de la mort (si jeune qu’on l’entreprenne). /03 /03
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Éditions Seuil.
 » Les termes de cette prophétie peuvent ici se retourner et s’utiliser dans un entremêlement cyclique des éléments. C’est la découverte des corps morts qui suscite le souvenir chez Boon, souvenir d’une époque mais aussi d’une écriture qui se fait la condition de cette mort.

L’avidité de Murdoch et Norvège est insatiable et leurs soifs respectives se construisent en parallèle durant tout le spectacle. Boon, comme marionnettiste de ces personnages, fait le lien, mais on attend pendant toute la représentation la rencontre de ce duo en quête d’un même sens. Le choc de ces deux âmes consommées par le même souffle ne peut que se faire dans l’éclat d’une épiphanie. Elles éclaboussent le monde de leur vitalité, bonheur éphémère qui se termine dans la noyade. Comment autrement que dans la mort cette soif si forte de la vie pouvait-elle se terminer ?

crédit photos : Jean-Charles Labarre

 

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Maurice Maeterlinck, « La Beauté intérieure » dans Le trésor des humbles, Éditions Grasset.
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Roland Barthes, Le plaisir du texte, Éditions Seuil.
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Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Éditions Seuil.

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