Un autre texte sur Houellebecq

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30.01.2019

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019, 352 pages.

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Écrire sur Houellebecq demande une concentration hors-norme tellement le bruit médiatique qui entoure chacune de ses parutions peut rapidement faire dévier le fil de la pensée et dérailler toute réflexion. Qualifié tour à tour de machiste, de misogyne, d’homophobe, de génie littéraire et de grand écrivain français de sa génération, l’homme, tout comme ses livres d’ailleurs, peut être détestable. Il sait se jouer à merveille des médias, ne sortant de sa réclusion que pour laisser couler une poignée de déclarations incendiaires à quelques jours de la parution de son prochain livre. De longue date, Houellebecq sait faire les manchettes de la chronique culturelle, et c’est encore le cas en ce début 2019, alors que son nom est sur toute les lèvres.

À peine deux pages de Sérotonine lues et nous savons que Florent-Claude Labrouste ne bande plus ; à peine huit pages de parcourues que notre narrateur combat déjà une érection devant deux jeunes espagnoles, à qui il vient en aide dans le stationnement d’une station-service. À peine deux chapitres de traversés et on hésite à poursuivre l’aventure. Tel est le dilemme houellebecquien : jusqu’à quel point devons-nous accepter d’être complaisant envers un auteur pour persévérer dans notre lecture ?

La ligne narrative est plutôt simple : pour tenter de disparaître, un homme quitte sa conjointe sans le lui annoncer (une jeune Japonaise de vingt ans sa cadette) et abandonne son emploi. Cette fuite en avant lui permet de réfléchir à l’échec qu’est son existence. Laissant son appartement pour un hôtel parisien, Florent-Claude s’exile en Basse-Normandie chez un vieux copain d’école, Aymeric, de descendance noble, qui tente de rentabiliser ses terres familiales malgré la crise agricole française. Durant ses errances, le personnage principal se remémore son seul véritable amour, Camille, une stagiaire du ministère de l’Agriculture avec qui il a vécu un bref moment et qu’il projette de retrouver. La détresse d’Aymeric et celle du monde paysan laissent entrevoir une toile de fond aux allures de gilets jaunes : l’oracle a encore frappé.

Extension du « domaine crucial de la pipe »

Pour le lecteur de Houellebecq, il devient un peu lassant de lire les passages qu’il écrit avec sa « bite » – et dieu sait qu’ils sont nombreux. Les femmes de Sérotonine se définissent principalement par leur « chatte » et leur habilité à la fellation. On passe de Kate, qui l’avait « baisé et sucé jusqu’à la limite de ses forces », à Claire, l’actrice qui, « d’un seul coup […], enlevait sa culotte et commençait à se branler », sans oublier Tam : parlant des Caraïbes, dont elle est originaire, l’auteur croit bon nous rappeler que « ces îles semblent pouvoir produire en quantité illimitée de la ganja, du rhum et des jolies blacks à petit cul ». Il glisse aussi un mot sur une amourette de jeunesse, « une petite Vietnamienne qui pouvait contracter sa chatte à un point incroyable ». Entre le bukake et le gang-bang canins auxquels se livre Yuzu, la compagne qu’il quitte sans prévenir, le narrateur n’oublie pas de mentionner, à propos de son aptitude à la prostitution, qu’« une Japonaise de toute façon c’est toujours un peu classe, pratiquement par définition […] [. M]ais pourtant je [Florent-Claude] l’atteste, […] ce ne furent pas ses qualités d’escorte « haut de gamme » qui me firent m’éprendre de Yuzu, mais bel et bien ses aptitudes de pute ordinaire. »

Si on s’arrête un instant sur ces très brefs passages, qui sont malheureusement représentatifs – croyez-moi sur parole – d’un roman de plus de 300 pages, je ne crois pas qu’on puisse parler du machisme de Houellebecq comme de l’arbre cachant la forêt. Houellebecq butine d’un cliché à l’autre entre ces personnages féminins, qui ne sont que chair à utilisation unique : interchangeables, oubliables. Il est aisé de s’esclaffer en taxant l’auteur de vieux dégueulasse, mais on se demande néanmoins dans quel but on le ferait, voire si l’exercice ne viserait pas à nous rassurer quant à notre capacité d’indignation et à éclipser notre inaptitude à faire face au malaise – comme s’il y avait un certain plaisir éprouvé à constater que l’on reste en mesure de s’offusquer.

À la lumière de ces passages, que pouvons-nous dire de Sérotonine ? Que l’auteur sait décrire la France et sa perdition d’un même souffle ? Qu’est hilarante sa mauvaise foi ? Qu’il est le plus grand écrivain réaliste contemporain ? Je dois vous avouer que je commence à me lasser de tous ceux qui s’épivardent sur la place publique pour défendre la grandeur de l’homme. Je ne sais combien de fois on l’a comparé à un sismographe, qui serait toujours au-devant de la courbe, cernant les maux de sa mère patrie avant tout le monde. Pouvons-nous au moins assumer que ce sismographe est aussi machiste que les tremblements qu’il capte ? Là, bien sûr, tant l’auteur que ses partisans pourront se réfugier sous le couvert de la fiction : mais lorsque Houellebecq, un ingénieur agronome de 62 ans, devenu écrivain, marié à une femme d’origine chinoise de 20 ans sa cadette, crée un personnage d’ingénieur agronome de 40 ans, marié à une femme d’origine japonaise de 20 ans sa cadette, il est facile d’imaginer qu’ils ont aussi des idéologies en partage. Peut-être Houellebecq ne fait-il que décrire, mais reproduire des mécanismes sans les déconstruire revient aussi à les reconduire.

L’AOP Houellebecq

Est-ce qu’au final, Houellebecq ne serait pas qu’une appellation d’origine protégée, un peu comme ces abricots rouges du Roussillon sur lesquels son protagoniste doit rendre une note de synthèse (« le déferlement des abricots argentins était inéluctable, on pouvait d’ores et déjà considérer les producteurs d’abricots du Roussillon comme virtuellement morts, il n’en resterait pas un, pas un seul, même pas un survivant pour compter les cadavres. ») ? À écouter le concert d’éloges entourant la parution de l’ouvrage, on se demande si la France n’a pas besoin de Michel Houellebecq, si la littérature française, à l’ère d’une mondialisation culturelle – et donc littéraire –, ne doit pas protéger ce monstre sacré qu’est Houellebecq. Je ne peux m’expliquer autrement les lectures qui ont été faites de ce livre, et il me paraît improbable que tous portent aux nues un roman si inégal, machiste et quelconque. C’est qu’il n’en manque pas. sur les tablettes de nos librairies, des bouquins abordant la désolation de l’homme blanc en perdition. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Entendez-moi bien, l’œuvre de Houellebecq n’est pas à jeter, mais pouvons-nous la lire pour ce qu’elle est ? Houellebecq semble bien plus souvent qu’autrement un écrivain de son époque plutôt qu’un critique de celle-ci.

Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en, qu’ils disent. Il est difficile d’aborder Houellebecq sans tomber dans le panneau de la provocation, dont reste tributaire une grande partie de ses livres. Qu’on les encense ou qu’on les décrie, le résultat reste le même : on vend de la copie. En ce sens, cette critique ne sera qu’un énième participant de l’immense cirque qui frappe le milieu littéraire : un autre texte pour alimenter l’algorithme Houellebecq. S’il demeure l’un des seuls écrivains dont les romans tanguent sur cette fine ligne entre le coup de génie et l’inacceptable, force est de constater qu’avec l’âge, il est peut-être moins bon funambule qu’il ne l’a jadis été.

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