Trois cordes tendues à un arc

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01.03.2016

Triptyque, Les 7 doigts de la main, La Tohu, Montréal , du 14 ou 25 octobre 2015.

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«Unheimlich (…); l’inquiétante étrangeté
sera cette sorte de l’effrayant qui se rattache
aux choses connues depuis longtemps,
et de tout temps familières

– Freud

«Si on savait comment notre corps est fait, nous n’oserions pas faire un mouvement.», écrivait Flaubert dans Le dictionnaire des idées reçues. Pécuchet arguait de sa sottise : «Nierez-vous qu’on ait trouvé des coquilles sur les montagnes? Qui les y a mises, sinon le Déluge?» Une telle incompréhension se tient aisément du confort d’un fauteuil, de là où l’artiste de cirque semble soufflé en l’air comme un fétu de paille.

Remontée tel un robot, la quincaillerie humaine, huilée au-dessus du vide, corsetée dans un costume sportif scintillant, donne à l’acrobate, au funambule, à l’équilibriste, au contorsionniste et au danseur… une allure de serpent. C’est une ballerine, un pantin, une étoile, un athlète qui prend soudain de la hauteur en haut d’un clocher. Vous regardez, fasciné, Triptyque, par Les 7 doigts de la main.

Quelle est cette chose brillante qui s’élance sous le chapiteau de la Tohu? Jamais loin de l’ascète du yoga et du combattant d’art martial, l’artiste circassien Samuel Tétreault avance dans la troisième dimension avec la danseuse classique Anne Plamondon. Vous voici frappé d’un coup de lune dans le territoire circassien.

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Épure et condensation

Que Marie Chouinard et Victor Quijada côtoient le Barcelonais Marcos Morau, sous l’impulsion de Daniel Soulières, c’est tordre des parallèles, la danse et le cirque. Pourtant, d’un artifice à l’autre, on a fait précéder les béquilles par une scène de ligotage, le Kinbaku, spécialité d’Isabelle Hanikamu, un art du bondage japonais : les samouraïs utilisaient le nouage des cordes, selon une savante hiérarchie, pour attacher leurs prisonniers. Ce rituel complexe n’exige pas moins de 20 minutes pour attacher Anne Thériault, qui reste ensuite ligotée dans cet appareil. Tout un cirque!

S’il y a 7 notes de musique et 7 couleurs fondamentales, dans Triptyque, ils sont 8 en scène, aérant le genre. Franklin Luy, d’Uruguay, sait danser la capoeira; Geneviève Drolet, marcher sur les mains; Joacquim Ciocca, de Suisse, oublier son poids; Nicolas Montes De Oca, faire flotter des boules en suspension, art qu’il a appris à Shanghai. Tout cet appareil, où la claudication est mimée, produit les sensations vagabondes d’irréalité. De la danse au théâtre sans mots, le mime étonne.

Ce spectacle chatoyant, irradiant, tout blanc, vous pénètrera davantage dans Nocturnes, la troisième pièce. L’art force le rêve, mystère qui plait à tous, par cette «conscience particulière qui permet [à l’artiste] de diriger tous les groupes de ses muscles avec la faculté de ressentir l’énergie qui coule des uns aux autres /01 /01
Constantin Stanislavski, Choix de textes, Actes Sud, 2015.
». Au nouveau cirque, on fraie avec les images parfaites de la fluidité druidique et la performance sans faille. Morau, avec sa composition entièrement verticale, autour d’un lit campé tel la paroi d’une sculpture sur ce mur, épate et inspire, avec ses dormeurs à l’aise dans leur nuit calme, de singuliers cauchemars.

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Action physique et transferts

Dans La formation de l’acteur, en 1936, Stanislavski écrivait que l’acteur oublie tout hors de lui-même, happé par son texte. Même les autres personnages peuvent disparaître, tant le metteur en scène est un hypnotiseur. Tout son métier lui est sentiment.

Dans quels espaces travaillent donc ces artistes, qui défient la gravité? Avant de faire le cosmonaute, Guy Laliberté était un artiste de rue, cracheur de feu, jongleur, échassier. Avant lui, Philippe Petit, dont le Traité du funambulisme (préfacé par Paul Auster) a reparu en poche en octobre 2015, traversait l’espace, non encordé, en haut des Twins Towers à New York. C’était en 1994; il écrit : «Homme de l’air, enlumine de ton sang les très riches heures de ton passage parmi nous. Les limites n’existent que dans l’âme de ceux qui sont dépourvus de songes», défiant la sagesse du corps, la pureté mécanique, la paralysie de l’esprit, l’accident du balancier. Un excellent film, The Walk (Rêver plus haut, 2015) de Robert Zemeckis (avec Joseph Gordon-Levitt, Ben Kingsley, Charlotte Le Bon) vient de lui être consacré.

Les compagnies circassiennes québécoises, comme Les 7 doigts de la main et le Cirque Éloize, n’existeraient pas sans cette extravagance, qui voit triompher le corps comme la chair du je, du concept, de l’idée. Marie Chouinard a aussi cinglé la danse, le beau, le laid, le bon goût, la performance avant la pensée. La grâce, pourtant, tient ici à ce que chaque danseur en scène scrute de près le danger relevé par son partenaire équilibriste, le menton posé sur une minuscule assise et les pieds en l’air, où il se meut à l’envers, comme un poisson dans l’eau.

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Dans cette performance irréprochable, les identités mélangées produisent des hybrides sophistiqués. C’est le secret du rêve circassien, nous immerger dans l’intime viscéral de desseins inattendus et alternatifs, soudain rapaillés. De faire de l’invincible avec du quotidien.

 

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Constantin Stanislavski, Choix de textes, Actes Sud, 2015.

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