Suspendue entre deux mondes, la tête à l’envers

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06.10.2021

Akuteu. Texte, mise en scène et performance : Soleil Launière. Co-mise en scène : Johanne Haberlin. Production : Production AUEN et Le Groupe de la Veillée. Présenté au théâtre Prospero, dans le cadre du Festival international de la littérature (FIL), les 2 et 3 octobre 2021.

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Selon le dictionnaire innu-aimun que j’ai consulté en ligne /01 /01
https://dictionary.innu-aimun.ca//Words/list_Words/page:18/sessid:4f4l6p… Akuteu sera aussi présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 25 janvier au 12 février 2022.
, akuteu signifie quelque chose qui est « suspendu », « pendu » ou « accroché ». C’est aussi le titre du premier texte dramaturgique de Soleil Launière, qu’elle mettait en scène et performait au théâtre Prospero les 2 et 3 octobre[ii] dans le cadre du Festival international de la littérature (FIL).

L’artiste multidisciplinaire innue originaire de Mashteuiatsh est seule, sur une scène dénudée à l’exception d’une simple chaise en bois et de deux lanières qui pendent du plafond. Elle-même apparaît en toute simplicité, mais un punctum attire le regard et intrigue : ses chevilles sont chacune reliées à ses hanches par ce qui ressemble à une sangle disparaissant sous son large pull. Pendant l’heure que dure la mise en lecture, on saisira au vol différentes figures de cette « chose suspendue » : l’orignal dépecé qui nourrit tant de gens, sur une photo d’enfance respirant le bonheur; les trop nombreux corps suicidés des Autochtones, sur les réserves; l’interprète elle-même, regardant et lisant le monde à l’envers, pour la dernière partie de la performance.

Par la lecture d’un texte aux accents aussi bien autobiographiques que réflexifs et poétiques Soleil Launière raconte son questionnement identitaire de femme innue qui a appris, enfant, qu’elle « passait », et les rapports paradoxaux au monde qui sont exacerbés par ce tiraillement entre deux univers. Elle raconte le souvenir des traditions familiales, et l’étiolement de celles-ci, mais aussi la fatigue, la responsabilité et l’incertitude venant avec une parole individuelle qui est toujours aussi collective et politique. Elle s’interroge, et elle nous interroge – directement, c’est-à-dire aussi sans détour.

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« Ce qui change la pluie en arc-en-ciel »

Dans l’un des fragments, l’autrice explique comment elle a reçu son nom spirituel, révélé à un Aîné lors d’une sweat. L’épisode, d’une importance spirituelle et identitaire qu’on ressent bien dans ses mots, a une conclusion aussi triste que drôle (du moins, dans la façon dont Launière le raconte) : alors qu’elle sort de la tente de sudation, elle se précipite sur son téléphone cellulaire pour noter ce nom tant attendu. Mais lorsqu’elle le répète aux gens de sa communauté, on ne la comprend pas. Elle l’a mal transcrit, elle ne parle pas sa langue : son nom spirituel, pour elle, ne se dit que dans la langue du colonisateur. Elle est « ce qui change la pluie en arc-en-ciel ».

Ce moment, pour moi, résume à lui seul ce qu’accomplit ici Soleil Launière : elle change la pluie en arc-en-ciel. Elle ne la fait pas disparaître ni oublier. Dans ce texte, la pluie prédomine : l’autrice parle de crise identitaire, d’une vie suspendue entre deux mondes, de corps individuels et de corps sociaux marqués par la violence coloniale, des différents visages de la mort qui semble s’attacher aux pas de tous les Autochtones (legs des ancêtres aussi bien qu’héritage perdu, suicides, femmes disparues et assassinées). Cette pluie, donc, le texte tout autant que l’interprétation de Soleil Launière lui laisse sa place, mais ils l’illuminent aussi (de souvenirs heureux, d’amour professé, de la beauté des mots). Ils la traversent et en irisent toutes les facettes, de façon à en faire naître un arc-en-ciel.

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La tête à l’envers

C’est là l’intelligence et la sensibilité du texte de Launière, mais aussi de sa mise en scène, réduite au strict minimum, qui laisse toute la place à la nuance des mots et de la voix, au charisme de l’interprète. Il me semble qu’il faudrait encore parler ici de beaucoup d’autres choses : la place de l’incarnation dans le texte autant que dans sa mise en lecture; le sens de la chute qu’on découvre admirable dans cette écriture; le jeu efficace entre les différents registres de discours, qui fait que ce texte n’est jamais lourd, qu’il prend le spectateur dans son piège et l’entraîne dans ses mouvements de retour en arrière, de plongée, de renversement et d’ascension. « On finira tous la tête à l’envers, en croyant avoir pris la vie dans le mauvais sens », dit l’interprète à la toute fin, avant d’annoncer qu’elle « [s]’accouche à [elle]-même ». Et, en effet, on finira tou·te·s ainsi, du moins lors de cette mise en lecture, car on bouge imperceptiblement avec elle. On suit Soleil Launière du sol où elle est étendue lorsque la lumière se fait sur la scène à la chaise sur laquelle se déroule la plus grande partie de performance, jusqu’au vide dans lequel elle se retrouve suspendue. Launière change parfois de position, lentement, ses mouvements entravés par les liens qui relient ses chevilles à ses hanches, jusqu’à ce que ces mêmes liens lui permettent finalement de s’élever, pendue par les pieds, à l’image de l’orignal éviscéré sur cette photo d’enfance où elle se revoit si heureuse. De la même manière, notre posture de spectateur·rice·s (dans mon cas, de spectatrice blanche descendante de la colonisation) se modifie subtilement tout au long de la représentation. On passe sans cesse de la contemplation à la colère, de la complicité à la conscience de notre position par rapport au texte, de la tristesse au rire. Si ce texte est manifestement mis en valeur par la lecture qu’en fait Soleil Launière, on ne peut qu’espérer qu’il soit aussi publié pour pouvoir y revenir longuement, voire le lire la tête à l’envers.

crédits photos : Joris Cottin

 

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