Scanner la vie avec Paul Auster

9782330090517_large_1
25.03.2020

Paul Auster – What if, réalisatrice et autrice Sabine Lidl. Images, Dani Levy, Kai Rostásy, Filip Zumbrunn. Montage, Gerwin Lucas, Allemagne, 2018, 52 min. Sous-titres en anglais. 
Festival international du film sur l’art, Première nord-américaine.

///

« We make art because the world is imperfect. »
Tarkovski, cité par Auster

 

Dans un élan exceptionnel de solidarité et grâce à la générosité des ayants-droits de tous les films, l’équipe du Festival International du Film sur l’Art (Le FIFA) a fait un pied de nez à l’annulation des projections engendrée par la crise du Covid19, en lançant la 38e édition du Festival en ligne : 165 films sont actuellement disponibles sur Viméo à la demande, via le site artfifa.com, au coût de 30$, et ce jusqu’au dimanche 29 mars, à minuit. 17 longs-métrages et 16 courts-métrages, retenus en compétition officielle, se sont partagés les six prix dont disposait un jury international. Au total, 700 films ont été soumis à l’équipe de cette 38e édition : parmi ceux-ci, on compte Paul Auster – What if, un hommage au cinéma qui cadre un écrivain.

telechargement_0

« Ikh hob fargessen! (J’ai oublié!) », se serait écrié le grand-père de Ferguson, en arrivant de Minsk à Ellis Island en 1900 : ceci lui valut d’être enregistré sous le nom de Ichabod Ferguson, raconte Paul Auster. Beau prétexte à dérive ! Ce conteur d’histoires juives enchâsse alors l’anecdote dans le panorama de l’Amérique new-yorkaise, l’éclairant par un large balayage fictionnel. Et c’est tout le siècle passé qui reluit à travers ce Ferguson.

Ainsi va 4321. Auster y couche l’histoire de Ferguson en quatre destins parallèles. Chaque version du personnage est dotée de la date de naissance de l’écrivain, de sa « génétique » familiale, des lieux de sa vie, et l’un des quatre aura la vocation de romancier. Mais l’auteur aura pris soin de démarquer ces clones de lui-même : « Ferguson ce n’est pas moi, je ne suis aucun de ces quatre hommes », déclare-t-il dans le documentaire de Sabine Lidl, What if, centré sur cette fiction bubonique au long cours.

Sélectionné officiellement au Festival International du Film d’Art (FIFA, 2020), l’excellent What if revient sur la course à relais de ces alter ego comptant 1208 pages (Babel, 2018). Que nous apprend ce regard allemand ? Que Auster, par ses traductions, a gagné une notoriété internationale, et des amis précieux, comme Wim et Donata Wenders, ou le professeur et artiste Sam Messer, interviewés dans le film. Et que la documentariste Sabine Lidl, auteure d’un film en 2016 sur Emma Thompson, rencontrée lors d’un tournage en Allemagne, et d’un portrait de Nan Goldin en 2012, dont elle retraça la vie entre Berlin et Paris, admire autant le romancier, lancé par Actes Sud, que son épouse, Siri Hustvedt, tous deux engagés contre la politique de Trump.

Au conditionnel

Le jeu du hasard. Ainsi a-t-on traduit Was Wäre WennWhat if –, ce documentaire où, après avoir lu quelques pages de 4321, Auster justifie son titre. Par sa légende familiale, truffée de mystères et de mensonges, il explique qu’au terme de deux ouvrages de non-fiction, Chroniques d’hiver en 2013 et Excursions dans la zone intérieure en 2014, où il racontait son enfance sans parvenir à en épuiser les affects, il eut l’idée de plonger dans le désastre qui le fit devenir romancier.

telechargement_1_0

L’exploit de 4321 est intéressant. Auster s’y attaque aux aléas de la vie dont chacun.e hérite : que les actes déterminants du destin aient été voulus ou subis, ils sont aussi ineffaçables que perdus ; mais en défaisant leur logique et les liens qui tissent une psyché, l’auteur fait advenir des voies interreliées, en constante transformation, comme il le fait avec ces quatre Ferguson. Il les fera périr un à un, pour fondre leurs reflets jusqu’au présent.

Le premier Ferguson est timide et maladroit ; le second voudrait être connu, mais il est victime d’un accident qui brise son rêve ; le troisième, orphelin de père, demeure assommé par cette perte ; et le quatrième, révolté, deviendra romancier.

Siri Hustvedt, sa fine oreille, sa confidente et sa meilleure critique, rend compte de cette entreprise romanesque, en soulignant que la réussite de 4321 est de montrer l’impact que les autres ont sur la vie de tout un chacun. De là, le sentiment courant de vivre plusieurs vies au cours de la sienne, mais aussi la possibilité de bifurquer.

telechargement_2

À l’envers du miroir psy

Dans les années 1980, un fait divers défraya les médias new-yorkais. Trois frères, triplets identiques, séparés à la naissance et adoptés, s’étaient retrouvés par hasard. Exultant d’euphorie, ils affirmaient la prévalence du biologique sur le social comme un miracle de la nature.

Présenté au cinéma du Parc récemment, un documentaire, The Identical Strangers de Tim Wandle, en 2018, porta un regard neuf sur cette affaire : ces triplets avaient été placés dans des familles et étudiés comme des rats de laboratoire par des scientifiques. Leurs différences étaient finalement apparues, les triplets avaient dû admettre leurs troubles psychiatriques, et l’un d’eux avait fini par se suicider. Les deux autres s’étaient alors perdus de vue à nouveau.

three_identical_strangers

4321 ne fait pas référence à ces destins reliés, pas plus que le film de Lidl, qui circule aussi en anglais sous le titre In the Land of Strangeness ; mais il va à l’encontre de ce qui séduisit tant d’Américains, la magie d’un phénomène naturel. Pour Auster, l’imaginaire prouve logiquement qu’aucun destin n’est écrit d’avance, ni extraordinaire. Quels que soient les événements politiques et l’environnement, les gènes et les parents, à partir de données individuelles simples, tout se complique dans le temps, et les avatars de chacun.e se multiplient : disparaît non pas la liberté, mais un nombre infini des vies possibles.

Le documentaire de Lidl aide à traverser l’énorme 4321. Et il fait plus. Non seulement il renvoie la psychologie, sans l’invalider, dans un jeu de miroirs en point de fuite, mais il revient sur ce que Auster identifie comme deux traumas irrésolus, expliquant la culture de l’oubli en Amérique : le génocide autochtone et l’esclavage. Ces yeux aveugles du roman sont identifiés comme les clés de Was Wäre WennWhat if. Et si…? On ne sait pas. Mais c’est pourquoi on peut dire Il était une fois.

Articles connexes

Voir plus d’articles