Rêve éveillé

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07.04.2017

16 + a room, chorégraphie : Emily Molnar ; musique : Dirk P. Haubrich.
Solo Echo, chorégraphie : Crystal Pite ; musique : Johannes Brahms, interprété par Yo-Yo Ma (violoncelle) et Emanuel Ax (piano).
Bill, chorégraphie : Sharon Eyal et Gai Behar ; musique : Ori Lichtik.
Une production de Ballet BC, présentée par Danse Danse au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts (Montréal) du 6 au 8 avril 2017.

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Ballet BC réunit trois créatrices d’ici et d’ailleurs pour un programme triple entre classique et contemporain. Un temps de rêve dans des univers atypiques.

Harmonie

Des corps qui s’assemblent et se ressemblent, des costumes hybrides entre classique et contemporain, des accélérations ralenties et une trame sonore agressive ; bienvenue dans 16 + a room.

Emily Molnar, directrice artistique de Ballet BC, plante le décor. Les seize interprètes s’emparent rapidement de l’espace ; au centre, une danseuse porte à bout de bras un panneau sur lequel est marqué blanc sur noir « This is a beginning ». À l’image de la chorégraphie, les costumes mélangent des pantalons en coton ouaté avec des justaucorps noirs transparents pour les femmes, le tout chaussé de bas ou de pointes. À partir de là, tout est possible.

On retiendra quelques portés, une harmonie parfaite des corps, surtout dans les duos homme/femme et de très beaux arrêts sur image. La trame sonore sera de plus en plus rythmée, en écho à un cœur qui battrait la chamade le temps de la performance et qui reviendrait lentement à la normale. Puis, on appréciera les arrivées rapides, freinées par des dérapages en douceur et en silence. On savourera même ces brefs instants silencieux, ceux où l’on pourra entendre le souffle des interprètes pendant qu’apparaîtra le message : « This is not the end ».

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crédit photo : Michael Slobodian

Rapports de force

À l’image du poème Lines for winter de Mark Strand dont elle s’inspire, Crystal Pite met en scène deux tableaux enneigés à travers lesquels elle explore les notions de conflit, d’isolement puis de retrouvailles. Sous des airs de violoncelle et de piano, le décor est sublime. Il neige délicatement à l’arrière de la scène dont seule une bande horizontale est éclairée d’une lumière blanche, comme s’il ne neigeait ni au-dessus ni en-dessous.

Crystal Pite a le pouvoir d’arrêter la neige, le temps et nos pensées. Les duos s’enchaînent, les rapports de force se multiplient. Il y a quelque chose de mécanique dans leurs mouvements, les corps s’unissent comme on assemblerait les pièces d’une machine. Tandis que les duos masculins s’approprient ce langage mécanique, les interprètes féminines se distinguent avec leurs bras et muscles contractés dans une danse saccadée. À travers l’illustration de conflits physiques entre les interprètes, Pite remet en question notre perception des genres dans une société qui se veut égalitaire sans l’être vraiment. Le conflit est à la fois sur scène et dans la tête des spectateurs, il en sera de même pour la notion d’isolement.

Les solos suivants seront bouleversants. Un à un, les danseurs s’emparent de ce décor féérique, virevoltent et nous fascinent juste assez pour nous confronter à notre propre solitude. La fragilité dans les mouvements des solistes fera leur force lorsqu’ils seront de nouveau réunis. On relèvera un moment en particulier pour illustrer les retrouvailles, lorsqu’un des interprètes marche à reculons, sans savoir où il va, et que l’une des danseuses vient s’allonger derrière lui. Elle dépose ses pieds contre les chevilles de l’homme, suit son mouvement et recule avec lui. Comme si, ensemble, ils n’avaient plus rien à craindre.

Dans le second tableau, la neige se répand et les interprètes, enfin réunis, s’entrelacent. Lorsque le premier de la file tombe à terre, tous se baissent, en accordéon, pour l’aider à se relever. Vêtus de pantalons et de vestons noirs sans manches, les danseurs ne se lâchent plus, ou très peu. Ils forment un tout élastique qui s’étire d’un bout à l’autre de la scène. Leurs déplacements sont parfaitement aléatoires et tous les arrêts sur image semblent uniques tandis que l’éclairage fait ressortir leurs bras dénudés, ces membres couleur chair qui lient les uns aux autres comme une corde. Pris dans les mailles d’un filet formé par leurs propres corps, certains tentent de s’enfuir. Immobile, le reste du groupe observe le fugitif en ouvrant grand la bouche, mains tendues, doigts écartés. Le décor féérique vire au cauchemar.

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crédit photo : Michael Slobodian

Pendant ce temps, Crystal Pite joue à tous les niveaux. Les danseurs s’allongent à même le sol avant d’être portés à bout de bras puis reposés à terre. La performance de groupe est magistrale, comme s’il s’agissait d’un solo à bras et jambes multiples. On observe cette créature aussi intrigante qu’effrayante tout en se demandant si le lien qui en unit les membres ne finira pas par les détruire. Le plus important, c’est qu’ils continuent d’avancer.

Armée de clones

Les danseurs portent des combinaisons beiges et moulantes qui créent une impression de nudité encore plus forte que s’ils étaient vraiment nus. Après un premier solo sensuel, viril, voire animal, les interprètes se relaient un à un comme s’ils se présentaient face à nous pour la première fois. Rapidement, deux groupes se forment et s’affrontent dans une sorte de rituel millimétré, alternant solos puissants et effet de masse. Mêlant habilement sensualité, humour et peur, Bill révèle tout la complexité du travail de Sharon Eyal et de son collaborateur de longue date, le vidéaste et performeur Gai Behar.

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crédit photo : Chris Randle

Telle une armée de clones, les danseurs font preuve d’une impudeur calculée sur une musique de plus en plus planante. La vue brouillée comme dans un rêve, on réalise tout à coup que leurs cheveux sont légèrement teintés, assortis à leurs regards d’un blanc singulier. L’éclairage colorera tour à tour ces corps neutres de vert, de jaune ou de rose. On ne sait plus qui est qui, chacun change de couleur au fil de ses mouvements. Les solos des danseurs servent à nous rappeler leurs différences malgré leurs tenues identiques. Eyal a créé Bill à l’image de notre société, une collectivité formée d’individus uniques, prêts à tout pour se différencier.

Après une danse effrénée, les interprètes s’immobilisent face au public. Ils ont le regard vide et blanc, ils ne luttent plus, comme s’ils étaient possédés. Bras levés, ils traversent la scène sur la pointe des pieds en nous tournant le dos. Ils sont parfaitement synchrones, prêts à abdiquer leurs différences. La pièce se termine à l’apparition d’un faisceau de lumière blanc. Morts ou libérés de l’esprit qui les hantaient ? Le rideau tombe et on se réveille en essayant de se remémorer ce dont on vient de rêver. 

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