Recueillir et construire : dans l’atelier de Jennifer Alleyn

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06.02.2019

Jennifer Alleyn, Impetus, Les films de Jennie, 2019, 94 minutes.

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« Pourquoi filmer encore? », demande Jennifer Alleyn dans son nouveau film Impetus, qui vient tout juste de prendre l’affiche. Celle qui s’est souvent intéressée à la vie des autres propose ici un long-métrage combinant fiction, documentaire, essai et autobiographie, brillante proposition qui met en jeu l’énigme et l’espoir de l’action de l’art sur la vie.

Le noyau d’Impetus, c’est l’histoire d’un jeune homme, Rodolphe (Emmanuel Schwartz), qui répond sur un coup de tête à une offre d’emploi qui l’amène à New York, où il devra garder l’appartement d’un propriétaire absent. Mais cette histoire s’accompagne de son propre commentaire, dans lequel Jennifer Alleyn, jouant son propre rôle, explique comment ce projet initial, né d’un drame personnel – celui de la perte de l’homme qu’elle aimait –, dût être laissé en suspens puis finalement abandonné en raison de circonstances défavorables. Par une « osmose imprévue », Emmanuel Schwartz déserta de fait lui-même le projet à la suite d’un chagrin d’amour. Film sur un film donc, nouvelle perspective qui permet au projet de renaître et de se construire sous nos yeux, de se métamorphoser, aussi, quand le personnage est confié à une nouvelle actrice, Pascale Bussières. Impetus est à la fois un essai sur le mouvement et sur le cinéma, exploration à laquelle participent également Emmanuel Schwartz et Pascale Bussières dans leur propre rôle. C’est dire que la frontière entre la fiction et la vie réelle est ici ténue, et que le film se nourrit de leurs échanges. D’autant plus qu’à toute cette matière s’ajoutent d’anciens projets documentaires inachevés de la cinéaste, qui trouvent leur place dans une œuvre hybride et fragmentaire.

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Variations sur le thème de la renaissance

Le film ne dit pas quelle étincelle aura fait jaillir la flamme et donné l’idée à Jennifer Alleyn d’un projet permettant de rassembler des morceaux jusque-là épars. En explorant le thème du mouvement, ou plus exactement celui de l’impulsion, le film ne résout pas son propre mystère, mais il célèbre la possibilité de se réinventer donnée à ceux qui sont capables de liberté et d’introspection. Cette possibilité est suggérée et symbolisée partout dans le film, incarnée dans un livre sur la peinture de la Renaissance, dans un extrait d’un poème de Billy Collins, qui fait du dépouillement une condition de la création – Now I sit down at the desk, ready to begin. / I am entirely pure: nothing but a skeleton at a typewriter –, ou encore dans le motif de la queue du lézard, qui a la propriété de se regénérer.

On apprend avec amusement grâce au générique qu’une des pièces musicales que l’on entend dans le film s’appelle Variations, comme si la cinéaste avait voulu exhiber à tous les niveaux du film ses principes d’organisation. En rassemblant des matériaux hétérogènes, Alleyn a pris le parti de livrer en même temps la façon qu’elle avait eu de tout faire tenir ensemble. Toutes les coutures sont là, bien visibles, et pourtant l’artifice n’empêche pas l’émotion. La rencontre entre les différentes parties du film, pleinement motivée mais non nécessaire, lui donne une dimension libre et imprévisible qui a de quoi charmer. Alleyn est une constructrice douée. Ainsi Impetus repose moins sur le principe de la coïncidence, cher aux surréalistes – la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie –, que sur un art de l’assemblage. Certes, entre les parties documentaires et fictives, les fils thématiques et narratifs auraient pu être moins nombreux. La simple conjonction de matériaux préexistants, l’art du montage qui est le propre du cinéma, est déjà en soi ce qui permet le mieux de déceler la marque de l’artiste.

« Le mystère de l’autre »

En prenant le risque et la liberté de réunir des projets d’abord indépendants, Alleyn a pu présenter deux documentaires inachevés d’une beauté indéniable, l’un sur la pianiste Esfir Dyachkov et l’autre sur le musicien John Reissner. La première est une pianiste russe qui ne se produit plus sur scène depuis la mort de son fils. Le deuxième est un musicien très solitaire qui ne joue plus, mais qui pense beaucoup. Ils incarnent chacun à leur façon l’idée, consignée dans un cahier de la cinéaste que nous voyons à l’écran, que nous sommes tous marqués par une cicatrice. Mais la musique de Dyachkov et de Reissner est presque la seule musique que l’on entend dans le film. Comme si, malgré le congé pris de leur art, les deux musiciens faisaient à nouveau acte de création par l’entremise du projet de Jennifer Alleyn.La cinéaste dit avoir toujours filmé la vie des autres, et ces autres donnent toute sa chair à l’œuvre, qui compare pour questionner. Par exemple, l’idée inusitée de changer le sexe du personnage principal au cours du film permet de dynamiser toute son approche du motif de la perte.

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Les autres, ce sont aussi les anonymes dont la caméra capte les gestes dans le métro ou dans la rue, ou des individus de la vie réelle – un libraire de Montréal, par exemple – qu’Alleyn fait interagir avec ses acteurs, dans des scènes qui annulent ou oblitèrent la rupture ontologique entre personne et personnage. Dans l’une d’elles, l’une des plus touchantes du film, le personnage de Pascale Bussières converse avec le chauffeur du taxi qui l’emporte dans les rues de New York. L’échange en vient rapidement aux confidences, et la parole se fait de plus en plus ténue, empêchée par l’émotion. Ici, Jennifer Alleyn s’efface complètement devant son sujet. La beauté est décuplée par le fait qu’on ne sait pas ce qui a été prévu ou improvisé, ce qui a été joué ou vécu. Si le cinéma de Jennifer Alleyn est un cinéma expérimental, il en est aussi un de l’expérience, au sens où il est inséparable d’un investissement personnel, d’un engagement dans et pour le réel où l’on se met en jeu soi-même.

Pourquoi filmer encore ? Pour l’écrivain Joël Gayraud (La Paupière auriculaire, 2017), dans un monde où l’on est soumis à une cacophonie incessante, il est plus que jamais nécessaire d’être à même de sélectionner ce que l’on veut entendre – ajoutons voir –, de repérer ce qui, isolé de la masse informe de l’information, peut devenir objet d’émerveillement. On retrouve certainement dans le cinéma de Jennifer Alleyn, d’une inventivité et d’une générosité indéniables, la possibilité de cet émerveillement.

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