Question de regards

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07.04.2017

5 minutes pour que je te dise, chorégraphe interprète : Barbara Kaneratonni Diabo ; compositeur : Michael Tekaronianeken Diabo ; photographies : ONF, Bibliothèque et Archives du Canada.
Habiter, chorégraphie, interprétation, scénographie et montage sonore : Katia-Marie Germain ; interprète Marie-Gabrielle Ménard ; conseillère artistique : Lucie Vigneault.
Closer, concept et direction de création : Karen Fennell et Nikki Forrest ; chorégraphie : Karen Fennell ; conception vidéo et son : Nikki Forrest ; interprétation : Karen Fennell, Nikki Forrest et Maxine Segalowitz ; éclairages : Paul Chambers.
Zones déroutantes, présenté à Tangente (Montréal) du 6 au 9 avril.

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Étrange commissariat que cette commande de « réconciliation », émise par la Commission Vérité et Réconciliation sur les Pensionnats Autochtones en 2015, qui enjoint à des artistes autochtones de présenter leur culture en quelques minutes, durant les manifestations du Printemps autochtone d’Art 3 d’avril à juin 2017. Prélude s’il en est, une artiste de la nation Mohawk s’acquitte de cette impossible mission en esquissant un rite où elle se pare de branchages, tandis que défilent des photos d’archives de sa communauté.

Ces 5 minutes pour que je te dise où chacun est prisonnier des images de l’autre, où l’entend dire que la terre du théâtre tout neuf est celle des ancêtres, mettent mal à l’aise. La culpabilité historique, établie dans les tribunaux, a-t-elle sa place dans ce lieu artistique expérimental qu’est Tangente au Wilder? Il existe un courant d’ethnohistoire autochtone, sous la plume d’un Roland Viau notamment, qui fait l’hypothèse de la disparition des Amérindiens de la plaine du Saint-Laurent entre l’époque de Cartier et celle de Champlain à cause des maladies européennes. Beaucoup de questions, peu de certitudes sur les faits, pas de preuve. C’est dans ce flou révisionniste que s’engouffre cette triste histoire des peuples premiers effondrés, dont personne ne niera que l’affaire des pensionnats montre la catastrophe.

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crédit photo : Mariana Frandsen

La délicate Barbara Kaneratonni Diabo ne pouvait relever de telles ambiguïtés, qui semblent pourtant devoir planer sur l’entreprise, quoique le Théâtre Ondinok, d’origine huronne et sous l’impulsion de Yves Sioui Durand, ait proposé de nombreuses créations depuis 1984. Présence autochtone, donc, dont la commande ainsi placée oblige au face à face, avec le risque de soulever des clichés. Quand la décision politique du législateur entre sur le territoire du créateur, il est à craindre que tout soit mélangé et que la mémoire réhabilitée n’en sorte pas gagnante. Peut-être est-ce toutefois un premier pas ?

Habiter de Katia-Marie Germain est une belle suite de tableaux immobiles, dont l’esthétique est celle des natures mortes classiques, du moins telle est la table à dessert autour de laquelle sont assises ou debout deux personnages. D’elles, voici les portraits paisibles, figés et colorés de Georges de La Tour, à qui on aurait prêté la mélancolie des toiles de Edward Hopper : Katia-Marie Germain et Marie-Gabrielle Ménard, ces deux jeunes filles aux traits superbement dessinés, prêtent leurs profils, attitudes, moues, regards perdus à une succession de tableaux qui, lors du passage au noir, montrent que la femme a changé de pose ou déplacé sans bruit sa chaise ou un menu objet déposé sur la table.

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crédit photo : Olivier Desjardins

À feuilleter cet album de postures dans le tableau, on voit se dessiner la moquerie des codes, des habitudes, tandis que la poésie des objets se dessine. Le ballet est du côté de la table, où chaque détail vient prendre de l’importance, tant le jeu se déroule dans l’attente et l’invisible. L’espace théâtral, dans la lumière que la mise au noir subtilise, évolue du côté du mime et de la prestidigitation, tandis que le regard du spectateur s’affine dans le minimalisme qui lui est proposé. Quoique la dramatisation soit presque imperceptible, on saura apprécier la chute finale, cet instant où les corps eux-mêmes sont avalés par le silence et la noirceur.

Closer de Karen Fennell est une étude plus qu’une œuvre, dont le titre explicite dit l’intention : faire comprendre, faire entendre, faire voir le corps de plus en plus près. La vidéo et la trame sonore live, manipulées par Nikki Forrest, sous un son envahissant, monotone et tenu, captent les vibrations et démultiplient les corps sur un écran miroir, où les images brouillées entrent en une chaotique succession. On restera intrigué par le rôle du ventilateur dans l’aire duquel la danseuse semble s’épanouir. Tout lui fait scène, surtout un morceau de plastique transparent, froissé et bruitant, dans lequel elle se roule et rampe au sol. Toute cette peau lui est matrice, matériau premier d’un contact élémentaire. Une scène originelle paraît vouloir se dessiner. La chrysalide cherche à se déployer. Des yeux brillants trouent l’espace, par un jeu de regards intenses.

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crédit photo : Frederic Chais-Karen

 

 

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