Pratiques minoritaires et figures marginales du cinéma québécois

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21.05.2015

Guillaume Lafleur, Pratiques minoritaires. Fragments d’une histoire méconnue du cinéma québécois (1937-1973), Montréal, Varia, 2015.

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Rares sont les plaisirs qui équivalent à celui de recevoir par la poste un livre. Le dernier à être atterri dans ma boîte aux lettres, Pratiques minoritaires : fragments d’une histoire méconnue du cinéma québécois (1937-1973), paru il y a quelques semaines aux éditions Varia, revêt une importance particulière à mes yeux. Même que son auteur Guillaume Lafleur a joué de manière indirecte un rôle déterminant dans ma vie.

Aujourd’hui programmateur-conservateur en cinéma québécois, canadien et international et en nouveaux médias à la Cinémathèque québécoise, Lafleur m’a précédé de quelques années en tant que directeur artistique chez le diffuseur Antitube (j’y occupe aujourd’hui le poste de coordonnateur à la programmation, mais c’est du pareil au même). Sa rigueur et son flegme m’ont impressionné – fallait le voir gérer un projecteur super 8 mm qui s’est emballé lors d’une projection-performance de l’artiste torontois de John Porter, risquant de foutre en l’air l’unique copie d’un des films de ce dernier – et continuent encore aujourd’hui de m’impressionner. Bien humblement, j’aspire au même professionnalisme dans mon travail quotidien.

Dans Pratiques minoritaires, Lafleur effectue un impressionnant travail de recensement de vues québécoises marginales, pour la plupart oubliées. Grâce à son travail d’excavation, ces dernières se rematérialisent miraculeusement, à l’instar de cette copie du négatif original de La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, trouvée dans un placard à balais d’un asile d’Oslo en 1981, fourrée entre deux canisses de clous dépareillés. Fedor Ozep, René Bonnière, Omar Parent, Gordon Webber : voilà autant de figures furtives auxquelles Lafleur restitue l’importance qui leur revient. Mais en traversant cette plaquette dense en découvertes insoupçonnées, l’impression demeure d’y lire une notice nécrologique, de saisir à la dérobée les figures spectrales d’une anti-histoire demeurée cachée cinquante ans durant par un manque d’intérêt de notre part. À moins d’assister religieusement aux projections de la Cinémathèque québécoise, comment autrement prendre conscience de la simple existence, par exemple, des quelques courts métrages amateurs que Diane Dupuis, alors adolescente, a tourné dans les années 60?

Minoritaire – et il en est sûrement conscient –, l’apport de Lafleur l’est peut-être tout autant. Il serait néanmoins erroné de confondre des valeurs quantitatives et d’autres qualitatives. À cet effet, cet ouvrage est déterminant pour la compréhension d’une période charnière – là-dessus, tout le monde s’entend – de notre histoire cinématographique. Maintenant, que ces films méconnus deviennent accessibles pour le plaisir de tous.

 

Ramasseurs d’images

Il n’y a pas que les universitaires, historiens et programmateurs qui effectuent ce type de travail de préservation. Tout comme Guillaume Lafleur, l’artiste-cinéaste Dominic Gagnon est un conservateur, même si son champ d’études, si l’on peut dire, concerne un registre tout autre. Cueilleur de retailles pixélisées lovées dans les ourlets d’internet, il s’est intéressé dans les dernières années à ce que YouTube considère comme impropre à la consommation, soit les soliloques de différents quidams souscrivant aux théories conspirationnistes. En est ressortie une trilogie du web, constituée de RIP in Pieces America (2009), Pieces and Love All to Hell (2011) et Big Kiss Goodnight (2012). Cinéaste sans caméra, Gagnon, à la manière d’un anthropologue, a déroulé sous nos yeux une panoplie d’individus qui rejettent en bloc l’Histoire officielle et en proposent une autre remplie de parts d’ombre, sur le point de se solder par l’Apocalypse ou l’avènement d’un Nouvel Ordre Mondial, c’est selon.

 

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Dominic Gagnon, RIP in Pieces America, 2009 [capture d’écran].

Gagnon nous amène à la postface de Pratiques minoritaires : 

«Tout le pouvoir de l’art est de créer des copies si parfaites du monde dans lequel nous vivons que la fiction en vient à occulter le réel. Le cinéaste, comme tout autre créateur, impose, cela va de soi, sa propre vision des choses. On pourrait en dire autant du style, qui, sur le plan formel, est la signature d’une époque – et donc, parle à sa façon de cette époque. Pour donner une juste idée du quotidien tel qu’il s’exprime au cinéma, il faut nécessairement en chercher les signes ailleurs que dans les seules œuvres qui se conforment à l’esthétique canonique. Du coup se renouvelle le regard, en même temps que se dévoile un monde oublié.» (p. 159)

Témoignant pour la suite d’un monde détraqué des craintes paranoïaques d’une frange que d’aucuns considèreront fêlée, bien qu’elle reste constitutive de nos sociétés post-11-septembre, Dominic Gagnon est-il, de par la radicalité de ses films, condamné aux notes de bas de page de notre histoire cinématographique récente? Du moins, jusqu’à ce qu’un zélé extirpe dans cinquante ans ses films des racoins sombres d’internet?

Les plus curieux pourront visionner ces derniers en ligne sans trop de peine et constater d’eux-mêmes que, bien qu’ils proposent une version non-officielle du contexte politique ou social actuel, celle-ci est en harmonie certaine avec nos craintes et nos désirs les plus profonds. 

 

Image d’accueil : René Bonnière, Amanita Pestilens, 1963. Source : Cinémathèque québécoise.

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