In Praise of Nothing : Quand Boris Mitić part à la recherche de Rien, s’y perd, et trouve Tout

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13.12.2019

Boris Mitić, In Praise of Nothing, Dribbling Pictures / Anti-Absurd / La Bête, 2017, 78 min.

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Il était une fois Nothing. Nothing, vous savez ? Ce grand vide, ou ce tout rempli, ou la petite chose qu’on ne remarque pas tant elle est futile… Voilà : on ne sait pas ce que c’est que ce « Rien ». Un jour, Nothing décide de remédier à la situation et de venir se présenter à nous, humain.e.s. C’est l’histoire de ce court séjour que nous propose de suivre Boris Mitić dans In Praise of Nothing, « whistleblowing documentary parody » disponible en ligne depuis février 2019 /01 /01
Disponible en anglais (sous-titré en 35 langues) au http://www.nothing.exposed/.
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Boris Mitić a déclaré en entrevue qu’il avait souhaité produire l’équivalent cinématographique de L’éloge de la folie (1511) d’Érasme, satire dans laquelle la Folie fait le tour du monde en tentant de convaincre les hommes qu’il vaut mieux être fou que rationnel. 500 ans plus tard, c’est le Rien qui tient le rôle principal /02 /02
Je traduis librement à partir de l’entrevue Boris Mitić accordée à Cineuropa dans le cadre du Festival du film documentaire de Sarajevo : https://cineuropa.org/en/video/333326/
. Le projet est grandiose, et tout aussi décalé que ne l’est son sujet : une production étalée sur 8 ans, une présélection de 2000 images filmées dans 70 pays par 62 cinéastes qui n’avaient pour consigne que de filmer « le rien ». Et puis le flot de conscience de Nothing (qui se donne en vers, rien de moins) livré par Iggy Pop sur un fond musical composé par Pascal Comelade et The Tiger Lillies, qui ne peut manquer de rappeler par moments Amélie Poulain, par moments Tom Waits.

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Nothing découvre et disserte

Mitić s’est donné deux défis principaux, le premier étant de s’imaginer ce que Nothing nous dirait s’il nous rencontrait pour la première fois. Ainsi donc commence le périple de ce dernier sur Terre. La mince trame narrative imaginée par Mitić se développe sous forme de courtes saynètes annoncées par des intertitres sur fond noir à la manière du cinéma muet. L’argument des scènes est prétexte à dissertation, et on y saute joyeusement du coq-à-l’âne : Nothing se présente, puis cherche un emploi (et n’en trouve pas), il devient amoureux, on tente de l’acheter, on l’érige soudainement au rang de vedette, mais il réalise qu’il préfère l’anonymat…

Certaines parties de cette narration sont efficaces, particulièrement dans le premier et le dernier tiers du film, alors que Nothing réfléchit sur la nature de son existence et sur son expérience sur Terre. À quelques reprises, on a l’impression d’entendre, récité par la voix légèrement écorchée et le débit traînant d’Iggy Pop, un album de Dr Seuss augmenté de certaines pointes de sarcasme un peu grinçant (« I stole a tomato from a field in Italy / and it still tasted like shit » déclare Nothing, déprimé d’être rejeté de tous côtés).

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On absorbe doucement, on se laisse porter, sourire en coin. Jusqu’à ce que la satire adresse des questions géopolitiques plutôt que générales, et qu’on n’arrive plus à voir la différence entre satire et facilité. De même, bien que Nothing déclare rapidement : « No saving the world, / no noble pretentions, / just portraits of you and me / in everyday situations », Mitić n’évite pas un certain moralisme et un lot de formules toutes faites. Le réalisateur n’est pas écrivain, et ce premier défi de la narration n’est pas exécuté sans faute. Cela dit, tout est mis en place pour nous permettre de décrocher allègrement du texte et nous laisser porter par les rimes, par le rythme, par la voix d’Iggy Pop mêlée à une musique hypnotique, par le défilement des images.

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Nothing valse et nous entraîne

Représenter le Rien en lui donnant la parole, certes, mais comment le donner à voir ? C’est le deuxième défi que s’est donné Mitić, et c’est là, selon moi, le réel intérêt de In Praise of Nothing. Que filme-t-on, quand on nous demande de filmer « rien » ? Question répétée 62 fois. De grands espaces vides, une fête dans une salle communautaire, des résidus de villes bombardées, un chien qui dort, des troupeaux de vaches fixant la caméra qui les filme, des enfants qui jouent, des vêtements qui sèchent sur fond de ciel gris, un trajet en train. De la grande beauté, de la beauté ordinaire (« I like beauty / Not necessarily great beauty / Medium is fine. »), des clichés, de la misère, du quotidien, dans une suite de prises sans références. À regarder défiler ces images, on se dit que Rien et Tout finissent par converger. De même dans la trame sonore de Pascal Comelade, qui joue de la répétition de motifs minimaux et mélange jazz, musette, valse, musique traditionnelle catalane, tango, cirque… La musique, elle aussi, vient de partout, et donc de nulle part.

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C’est dans ces moments où Mitić délaisse le lien représentationnel entre les mots et les images, entre les images et la musique, que In Praise of Nothing devient une expérience à proprement parler. Ça se distend dans tous les sens : les rimes format comptine et la musique nous encerclent et nous font valser jusqu’à nous étourdir ; les images défilent comme si on traversait le temps et l’espace, de 62 façons différentes ; la voix d’Iggy Pop nous tire vers le sol. On s’y perd un peu, on a l’impression de somnoler, on se sent comme un enfant hypnotisé par un carrousel. Et on se dit que, finalement, c’est peut-être ça, Nothing.

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Disponible en anglais (sous-titré en 35 langues) au http://www.nothing.exposed/.
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Je traduis librement à partir de l’entrevue Boris Mitić accordée à Cineuropa dans le cadre du Festival du film documentaire de Sarajevo : https://cineuropa.org/en/video/333326/

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