Poussées de croissance

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Sophie Bédard, Les petits garçons, Éditions Pow Pow, 2019, 228 p.

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Un peu comme l’avait fait Zviane en publiant son premier album (Le Point B, 2006) alors qu’elle n’avait pas encore franchi le cap de la vingtaine, Sophie Bédard a amorcé sa carrière à un âge où on termine habituellement ses études au Cégep avec rien de moins qu’une trilogie, Glorieux Printemps, publié en 2012 chez Pow Pow. Elle a par la suite signé des fanzines chez Colosse et contribué à une chronique d’éducation sexuelle dans la revue Planches, mais n’avait pas fait paraître d’album volumineux depuis longtemps lorsque Les petits garçons a été lancé il y a peu, en avril 2019. Ayant beaucoup apprécié le dosage habile d’humour et de sentiments déployé dans sa première trilogie, qui mettait en vedette des adolescents, j’avais des attentes face à sa prochaine œuvre. Les petits garçons, dont le titre pouvait laisser croire qu’il y serait une fois de plus question des tribulations de la jeunesse, témoigne d’une certaine croissance artistique chez Bédard et d’une plus grande maturité dans ses thématiques, mais revient sur la difficulté de vieillir avec une perspective plus en phase avec son époque.

Détourner les frontières

Les trois personnages principaux de Les petits garçons sont des jeunes femmes qui traversent des étapes de transition dans leur existence, à des degrés et dans des sphères différentes de leur vie. Lucie, dont l’apparence enfantine donne lieu à plusieurs quiproquos, est en proie à des accès de mélancolie depuis sa rupture avec son ex, François, évènement dont elle ne s’est pas remise. Ceci au grand dam de sa colocataire Jeanne, au comportement et à l’apparence plus adulte, mais néanmoins teintés d’une certaine aigreur, due notamment à son travail, où elle ne se sent pas valorisée. Les deux amies ont partagé leur logement avec Nana, qui a pris la poudre d’escampette en empochant l’argent de la caution pour le bail, et qui revient au bercail sans crier gare au début du récit. On découvrira rapidement que Nana est enceinte, mais le « passé mystérieux » de la protagoniste ne sera jamais complètement élucidé ; l’action est centrée sur le présent des trois jeunes femmes et les bornes temporelles du passé et du futur représentent des frontières au-delà desquelles les remords et l’incertitude sont aussi bien générés que repoussés.

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Dans la première scène du récit, Jeanne est exaspérée par l’occupation prolongée de la salle de bains par Lucie, qui s’y morfond et menace d’uriner dans un précieux souvenir de sa colocataire, ce qui établit vite l’appartenance de l’œuvre à la catégorie de la « comédie de mœurs ». De fait, au trio central s’ajoutera une galerie de personnages secondaires attachants et plus ou moins unidimensionnels au contact desquels les protagonistes principales connaîtront des épiphanies personnelles qui les feront grandir… et bien justement, non : Bédard s’inscrit dans un registre dont elle déjoue habilement les horizons d’attente et revisite autrement un canevas éculé en présentant plutôt une série d’événements dont la succession, cohérente et évolutive, ne s’avère cependant pas avoir été pensée en fonction d’une finale où tous les conflits se résoudraient dans une harmonie suspecte. On assiste certes à une transformation des personnages et, effectivement, la question des relations amoureuses occupe une place importante, mais cette dernière n’est ni centrale, ni cruciale.

Tentatives et adaptations

De fait, les trames narratives qui nous permettent de suivre les personnages ne culminent pas vers un éveil provoquant un gain en maturité chez elles ; c’est plutôt le contraire qui se produit. Nana n’a pas seulement trahi ses amies en quittant abruptement son appartement ; elle a aussi planqué là une ex, qui ne voudra pas lui pardonner facilement son geste. Lucie essaie de passer à autre chose en assumant d’assouvir son désir face à un gars rencontré dans un party, mais il est évident que la grande romantique qu’elle se croit être ne sait pas comment composer avec sa nouvelle relation, qui est basée sur une forme de légèreté qui la rend ambivalente. Quant à Jeanne, dont la vexation face à sa situation professionnelle affecte sa disposition émotive dans tous ses rapports sociaux, Bédard choisit justement de ne pas explorer sa vie affective, manière de rappeler que ce n’est pas forcément un enjeu dont chaque personnage doit être doté.

Le récit est ainsi « décentré » ; aucun personnage n’y occupe une place plus importante que les autres, aucune situation ne fait l’objet d’une attention particulière. Le fait que Nana semble préoccupée à parts égales par sa recherche d’emploi, son avortement à venir et son rapport conflictuel avec son ex démontre à quel point l’existence d’une jeune adulte qui doit à la fois faire face à ses actions passées et envisager plus ou moins sérieusement son futur peut être compliquée. La difficulté qu’éprouve Jeanne à composer avec les frustrations de son existence trouveront des épanchements certes libérateurs mais tout de même pénibles. Lucie ne vient pas à bout par elle-même de ses tiraillements sentimentaux. Rien n’est simple, en somme ; malgré la volonté des personnages de prendre en charge leur destin, Les petits garçons démontre que le passage à l’âge adulte s’effectue aussi, voire autant, par les réactions que par les actions.

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Un registre élargi

On l’aura compris, Bédard explore une plus grande variété de thématiques dans Les petits garçons que dans sa trilogie précédente, et ce en beaucoup moins de pages. Dans son écriture, elle fait montre d’une capacité de synthèse impressionnante, et son dessin témoigne d’une grande amplitude. Alors que l’artiste se montrait très habile à rendre expressifs les visages de ses personnages dans Glorieux Printemps, elle avait tendance à présenter des arrière-plans plutôt dépouillés. L’univers visuel de Les petits garçons est plus dense ; on reconnaît par exemple les quartiers et lieux publics de l’Est de Montréal (Villeray et Petite-Patrie, à vue de nez). Bédard manie toujours aussi bien l’épaisseur de ses traits, qui donnent volume et chair à ses personnages, et elle se montre encore plus douée qu’avant lorsqu’au détour d’une case vient le temps de passer dans le registre du kawai afin d’accentuer l’effet comique d’une réplique bien tournée. La mise en page plus fourmillante et irrégulière s’élabore en vertu d’un découpage impeccable, qui porte à son plein effet les rythmes sélectionnés en fonction de leur impact. Je ne sais pas dans quelle mesure cela peut être dû au travail d’éditeur de Luc Bossé, qui a prouvé, dans ses propres œuvres, son talent remarquable pour le timing ; toujours est-il que la manipulation du rythme par Bédard est d’une rare qualité. Sa fluidité atteint les effets recherchés de manière spontanée, mais le résultat s’avère tout aussi impressionnant en rétrospective, et agit à la manière d’un montage cinématographique habile qui se fait oublier lors d’un premier visionnement mais force l’admiration lors d’un second examen.

J’ai ressenti une forme de regret à la lecture de la dernière page de Les petits garçons. Ce n’était pas dû à une certaine absence de « finale satisfaisante » – j’ai passé l’âge et l’envie de vouloir systématiquement conclure mes expériences d’immersions fictionnelles sur un happy ending —, mais surtout au regret de ne pas avoir eu d’indication quant à la possibilité d’une suite, étant donné qu’un univers aussi solidement établi aurait pu sans mal être le décor de plusieurs épisodes subséquents. Toutefois, comme le laisse entendre cette œuvre elle-même, il est irréaliste de penser que les choses se poursuivront comme on l’espère simplement parce qu’on le souhaite.

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