Porter la mémoire et non le cercueil : retour sur l’exposition «Montréal dans l’œil de Vittorio» au Musée McCord

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11.01.2016

«Montréal dans l’œil de Vittorio», exposition présentée au Musée McCord, 690, rue Sherbrooke O., Montréal, jusqu’au 10 avril 2016.

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Jusqu’en 2014, non loin de la pollution visuelle qu’est le « château » Ameublement Tanguay, il existait à Québec, dans le quartier Duberger-Les Saules, une terne animalerie déguisée en mini zoo : La faune domestique. On y trouvait la cage la plus mortifère au sud du boulevard Hamel. Y logeait Eugène, un macaque japonais qui faisait le bonheur des visiteurs.

Si La faune domestique avait hébergé un lion, les enfants auraient achalé leurs parents pour voir le lion plutôt que le macaque. Aujourd’hui, ce lion serait très âgé, peut-être mort.

Considérant son âge, si je parlais de ce félin en 2016, je ferais sans doute référence à un matou mélancolique. À l’inverse, la personne qui l’aurait capturé puis mis en cage en parlerait, avec la nostalgie d’un vieil élégiaque, comme d’un dangereux prédateur à la crinière fournie.

Le 11 novembre dernier, en marge de l’exposition «Montréal dans l’œil de Vittorio », lorsque le directeur de la revue Vie des arts, Bernard Lévy, a pris la parole, à titre de modérateur d’une discussion regroupant Jacques Godbout, Robert Daudelin, Jeanne Renaud et Françoise Sullivan, laquelle se tenait dans le cadre de la présentation du documentaire de Jean Palardy Artist in Montreal (ONF, 1954), il était ce vieux chasseur entêté, demeuré immobile, l’œil vissé au viseur d’un fusil pointé dans la même direction depuis des années.

Surtout lorsqu’il a maladroitement comparé les années 1960 à aujourd’hui, expliquant qu’il ne semblait plus vraiment y avoir de lieux, de cafés ou de bars, où les jeunes artistes se rencontrent pour échanger et discuter, comme dans le documentaire de Palardy. Tourné au café L’Échouerie au milieu des années 1950, Artist in Montreal met en scène les Automatistes et pas mal toute la faune artistique montréalaise, au même endroit, au même moment.

Lévy s’est ensuite adressé à la foule afin de savoir «ce que les jeunes artistes pensent de tout cela». Une intervention auréolée de malaise. Il a fallu que Jacques Godbout corrige certains faits, notamment une remarque abyssale de Lévy au sujet des revues culturelles qui, selon ce dernier, se font plus rares de nos jours. On aurait voulu être sous les cheveux blancs du réalisateur lorsqu’il a laissé échapper « C’est une question de vieux que vous posez là », pour ajouter que le contenu du catalogue de la SODEP n’aurait même pas été pensable au début des années 1960. L’auteur de Salut Galarneau! a par ailleurs précisé que la «rencontre à L’Échouerie présentée dans le documentaire était organisée de toutes pièces et peu représentative de la réalité de l’époque». Godbout s’est fait une passe à lui-même en martelant que lors de la création de l’UNEQ, en 1977 (Godbout en était alors président), celle-ci regroupait environ 70 personnes, alors qu’elle en regroupe aujourd’hui près de 2 000. Ce que Godbout soulevait, sans le dire clairement, c’est que l’abondance de créateurs à notre époque est si élevée que la simple idée de confiner ceux-ci à un seul huis clos « biéreux » s’avère tout aussi problématique que l’idée de leur octroyer à tous le droit à la pérennité.

Pour une foule qui venait de rire aux éclats en assistant au déphasage entre le croulant animateur unilingue du documentaire de Palardy et le chapelet d’artistes « French-Canadian » (tous aptes à s’exprimer en anglais), l’impression était donc celle d’assister à ce que les anglophones nomment une play-within-a-play. Plus encore, celle-ci se tenait en marge d’une exposition consacrée à un artiste montréalais incontournable dont les productions ont été tout sauf coincées dans le carcan esthétique d’une seule époque, comme en témoignent les installations multimédias du McCord.

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Unique numéro de la revue CinéJazz, dirigée par Emmanuel Cocke et illustrée par Vittorio,
collection de l’auteur.

Un cas unique et paradoxal

Comme l’écrit Marc H. Choko, commissaire de l’exposition, professeur émérite à l’École de design de l’UQAM et auteur de Dans l’œil de Vittorio et L’affiche au Québec : «À maints égards, Vittorio est un cas unique dans l’histoire de l’affiche au Québec /01 /01
Marc H. Choko, L’affiche au Québec, Montréal, Éditions de l’homme, 2001, p. 172.
». C’est avec des propos similaires que s’exprime Catherine Guex, dans le numéro de Vie des arts consacré à l’affichiste débarqué d’Italie à Halifax en 1951, sans notion de français ou d’anglais : «Il est certainement un cas unique et paradoxal dans le paysage de l’affiche […] s’il a fait une longue carrière, ses réalisations vont à contre-courant des modes de son époque qui prônent le style international /02 /02
Catherine Guex, «Les images urticantes de Vittorio», Vie des arts, no 240, automne 2015.
.» Plusieurs facteurs expliquent cette trajectoire atypique de la carrière de Vittorio.

Joint au téléphone, Marc H. Choko précise :

Il faut dire qu’il s’est trouvé en dehors des réseaux de la publicité. Comme il était « freelance » et marchait beaucoup par réseaux interpersonnels, ça lui a permis de faire son bonhomme de chemin. Bien qu’il se soit souvent plaint que ses productions ne s’étaient pas retrouvées dans des événements comme Expo 67 ou bien que l’on n’ait pas retenu ses affiches pour les Jeux olympiques de 1976, il a tout de même réalisé beaucoup de contrats ailleurs, notamment en culture. Durant les années 1960 et 1970, il y a eu une grosse activité d’affichage à Montréal, parce qu’on y trouvait énormément de surfaces barricadées. D’ailleurs, sous [le maire Jean] Drapeau, la police faisait particulièrement la course aux gens qui placardaient sur les palissades /03 /03
Entrevue téléphonique avec Marc H. Choko réalisée par l’auteur, le 3 décembre 2015.
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Dans l’œil des vivants

Croisée lors de cette exposition, entre les pochettes d’albums de Robert Charlebois, les affiches de films de Claude Fournier, Jean Dansereau et Claude Jutra, ainsi que les couvertures du Time, Édith Morin, designer graphique fondatrice du magazine Bosquet abonde sensiblement dans le même sens que Choko, quant à ce qui distingue Vittorio :

Je crois que le langage graphique de Vittorio est absolument encore à jour. On y retrouve des lignes simples, mais ses affiches sont très conceptuelles. Un bon designer, un bon affichiste, un bon illustrateur, c’est plus que du talent, c’est aussi une personnalité. Ce que l’exposition montre, entre autres, c’est comment Vittorio avait le talent d’aller vers le monde, de parler avec ses dessins. Par ailleurs, je crois que Vittorio c’est aussi quelqu’un qui a également fait affaire avec des entreprises hyper corpo, comme Bell, mais qui avait l’audace de travailler avec son identité /04 /04
Entrevue avec Édith Morin réalisée par l’auteur, le 18 novembre 2015.
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Comme Choko, Morin est d’avis que beaucoup de styles cohabitent aujourd’hui sur la scène internationale sans que l’on puisse pour autant parler d’un seul style dominant, voire hégémonique (comme dans le cas du style postmoderne ou de l’École suisse du milieu du 20e siècle).  Elle ajoute qu’on voit, au Québec, se profiler un intérêt pour des créateurs qui ont à cœur l’étude de leur propre langage graphique, mentionnant Lino, mais aussi des illustrateurs tels Mathilde Corbeil et Benoît Tardif, qui à l’instar de Vittorio, voient leur talent mis à profit tant par des éditeurs indépendants et des maisons de production locales que par des magazines internationaux, des compagnies de théâtre et des clients des sphères corporatives.

Sortir les lions du peep-show

Forte de ce qui est resté en puissance du travail du créateur de Victor (la mascotte du Festival Juste pour rire), ce que l’exposition du Musée McCord entérine, c’est que Vittorio s’inscrit parmi ces artistes pivots qui délimitent par leur oeuvre un avant et un après. Les collectionneurs d’affiches et de disques le confirmeront : il y a un avant et un après Saul Bass, comme il y a un avant et un après Paul Bacon, ces figures mythiques campées comme des bornes incontournables entre des époques fluides.

Tant par ses affiches fictives – comme celle pour The DP’s, un film fabulé au sujet de la bohème montréalaise –, que par ses productions dédiées à des causes qui lui tenaient à cœur (ce reportage relatant la création de son affiche Hold-up à Mirabel fait office d’exemple parfait), Vittorio aura contribué à rendre son art au moins aussi puissant que son nom. Au sortir de «Montréal dans l’œil de Vittorio», ce que l’on souhaite est donc cette abolition du peep-show simpliste des lions d’antan qu’engendre la contemplation « historicisante » et qui donne à penser que plus aucun animal dangereux ne foule le sol subsaharien. Il est plus que temps de voir notre histoire comme un continuum et de cesser de la frapper du coefficient régressif de la compartimentation temporelle étanche. En d’autres mots, être porteur d’une mémoire, non d’un cercueil.

Et pour en revenir à Eugène le macaque, il soufflera trente bougies en juillet 2016, dans un repaire pour animaux exotiques.

 

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Marc H. Choko, L’affiche au Québec, Montréal, Éditions de l’homme, 2001, p. 172.
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Catherine Guex, «Les images urticantes de Vittorio», Vie des arts, no 240, automne 2015.
/03
Entrevue téléphonique avec Marc H. Choko réalisée par l’auteur, le 3 décembre 2015.
/04
Entrevue avec Édith Morin réalisée par l’auteur, le 18 novembre 2015.

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