Porter la bataille en soi

01_un_temps_pour_tout_david_wong_dsc04994_1
05.06.2021

Un temps pour tout, Un spectacle de : Sovann Rochon-Prom Tep ; Instigation : Sovann Rochon-Prom Tep ; Interprétation et cocréation : Ja James Britton Johnson alias Jigsaw, Frédérique Dumas alias Pax, Jean-Édouard Pierre Toussaint alias Sangwn ; Musique composée et interprétée par : Thomas Sauvé-Lafrance, Vithou Thurber-Prom Tep ; Lumières : Étienne Fournier ; Conseil : Caroline Gravel, Soleil Launière ; Scénographie : Xavier Mary ; Son : Jean-François Gagnon ; Production déléguée : Lorganisme ; Coproduction : La Chapelle Scènes contemporaines, 100Lux, Compagnie Marie Chouinard, Centre de création O Vertigo, Stable Studio ; Présentation en collaboration avec la Place des Arts. Présenté du 4 au 7 juin 2021 au Théâtre Maisonneuve, dans le cadre du FTA.

///

Dans Un temps pour tout, la liberté de création (et tout le crédit qui va avec) est remise entre les mains des interprètes. Sovann Rochon-Prom Tep célébre l’improvisation et amène le langage du hip-hop et de la danse urbaine dans l’enceinte du Théâtre de Maisonneuve. Aidé à la scénographie par Xavier Mary, il rend intime l’imposante salle, invitant les quelques spectateurs autour d’une petite scène carrée entourée de plantes, de bancs et d’instruments de musique. Des lampes de salon suspendues remplacent les projecteurs. L’instigateur du projet, lui-même pratiquant le breaking depuis de nombreuses années en parallèle à son parcours en danse contemporaine, invite trois artistes hip-hop de sa prédilection pour faire briller sa conception de la danse, entre démonstration et partage.

un_temps_pour_tout_david_wong_dsc05139_0-1

Un rythme pour tout

La musique, de Vithou Thurber-Prom Tep (claviers) et de Thomas Sauvé-Lafrance (percussions), prend autant de place que la danse. Le projet forme un tout organique : sa difficulté, son défi repose dans l’interaction de chaque composante, qui diffère à chaque présentation. L’improvisation s’appuie sur la chimie et la confiance évidente entre les artistes. Il est étonnant de constater à quel point Sangwn semble à l’aise avec la musique qui se déploie, comment ses gestes s’abandonnent dans le langage musical, ou encore comment Pax réussit à créer un dialogue avec la musique grâce à son écoute exceptionnelle, traduisant celle-ci dans une conquête d’espace fascinante. On remarque aussi comment Jigsaw alimente la musique, et vice-versa, animé par une qualité dramatique hors du commun.

02_un_temps_pour_tout_david_wong_dsc04900-1

Le matériel individuel improvisé aurait pu laisser voir, comme parfois dans les pièces à plusieurs danseurs, des solos où les interprètes démontrent fièrement leur savoir-faire. Or ici, Rochon-Prom Tep et les danseurs s’éloignent de cette idée préconçue du hip-hop et des battles en faisant du solo une occasion d’entrer en soi au lieu de fronder. Lors de la première, du moins, la bataille était une introspection. Pour Sangwn, dont les bras tournaient autour du ventre – un ventre, une planète, une boule de cristal – cette épreuve devant public était traversée à grand renfort de rituels, le danseur enfumant à la sauge les musiciens, les instruments, les collègues danseurs, le public, un à un. Son solo était une longue progression composée de brisures de rythme très organiques. Pour Jigsaw, la bataille était ardue. Une mise à nu sonore, donc sans musique, sans influence aucune, plongeant l’interprète dans une sorte de léthargie. Le danseur de krump qu’on avait vu plus tôt éclater, s’éclater, perdant de vue mains et pieds lors de duos et trios, n’arrivait plus à remplir le vide malgré ses vaines tentatives de cabotinage d’un surréalisme désespéré et très communicatif. Enfin, le solo de Pax était sublime, d’une lenteur butoesque qui, dans la résistance et la recherche d’équilibre, ne cherchait pas nécessairement à aller vers l’autre, mais plutôt à la rencontre des sens.  

Orchestrer en d’autres lieux

Le projet repose sur deux angles précis : du matériel individuel improvisé, et une trame dirigée par Rochon-Prom Tep. Ce dernier a choisi des danseurs qu’il admire pour des qualités diverses (résumons grossièrement : Sangwn pour son côté spirituel, Jigsaw pour sa pratique du krump, Pax pour son introspection), ainsi que deux excellents musiciens, et il les invite à interagir sur scène en donnant des instructions quant à la structure, à l’ordre et à une courbe énergétique de la pièce. Au-delà, les danseurs, très authentiques, bénéficient d’une désarmante liberté, et restent à l’écoute, voire à l’affût, tout au long de la pièce. Si l’un des leurs semble confronté à un cul-de-sac, ils viennent à son aide. La street dance converge bel et bien dans une optique de spectacle : it must go on.

03_un_temps_pour_tout_david_wong_dsc04835-1

S’il était très rafraîchissant pour le public du Festival TransAmériques de pouvoir assister à une telle pièce à la Place des Arts, ces danseurs acclamés d’une scène radicalement différente ont sans doute dû s’adapter à de nombreux éléments du décor, à un auditoire silencieux et immobile, qui plus est distancé. La scénographie a bien paré le coup, en offrant une ambiance chaleureuse, sur scène et dans l’assistance. Le son très fort de la musique live couvrait le silence du public, et les danseurs s’encourageaient entre eux, allant jusqu’à participer à la trame sonore au micro. L’audace de cette programmation donnait vraiment un aspect spécial à la représentation, faisant naître dans la salle le sentiment d’être privilégié lorsqu’on s’asseyait sur l’immense scène, avec vue sur les estrades vides.  

Percer le quatrième mur était clairement un objectif, les danseurs interpelant ou mimant le public. Pourtant, une question demeure : cette transposition vertigineuse de lieu se voulait-elle une démonstration de partage plus qu’un partage avec la salle ? Il semble en effet que la mise en scène faisait le plus possible pour protéger les performeurs de la réaction du public (ou de son absence présumée), alors qu’il était définitivement prêt à faire partie de l’échange.

un_temps_pour_tout_david_wong_dsc04864-2

crédits photos : David Wong

Articles connexes

Voir plus d’articles