Pas d’histoire(s)

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23.05.2017

Les géants, une création de Royal de Luxe (Nantes), en visite officielle du 19 au 21 mai 2017 dans le cadre des célébrations du 375e de Montréal.

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En plus de leur petite taille, les Lilliputiens sont reconnus pour faire des marchandages de bouts de ficelle.

Peut-être connaît-on davantage leur histoire que celle qui nous a vu naître et qui a servi de prétexte à la visite, le week-end dernier, des marionnettes immenses de la compagnie nantaise de théâtre de rue Royal de Luxe ; le terme géant, pour une fois, n’a pas servi à désigner, comme il est désormais d’usage dans le langage courant, une multinationale (trop souvent américaine), mais bien ces gigantesques êtres animés qui ont déambulé dans les rues de la métropole québécoise de vendredi matin à dimanche après-midi, créatures venues d’ailleurs pour troubler la petite routine de notre contrée tranquille.

Une seconde ville-lumière ?

Montréal a officiellement 375 ans depuis le 17 mai, et la chose a été soulignée par l’illumination du pont Jacques-Cartier /01 /01
Le même soir avait lieu, au Centre Bell, Bonne fête Montréal, un « show privé » (dixit le metteur en scène Serge Denoncourt) animé par notre Thierry Ardisson. Il y aurait là matière à analyse.
. « Ce n’est pas un arbre de Noël, c’est une œuvre d’art », n’a pas manqué de préciser Gilbert Rozon qui agit ici à titre de commissaire aux célébrations, alors que pour le maire Coderre la passerelle entre la banlieue à l’île a de quoi devenir « notre tour Eiffel » qui devrait briller aux yeux du monde entier.

S’il s’agit à n’en point douter de l’un des éléments les plus impressionnants de la programmation qui s’étalera sur toute l’année, il s’accompagne de déclarations au contenu pauvre auxquelles on nous a habitués, sans compter que la lumière constitue le cœur d’un nombre non négligeables de projets visant à (re)donner un peu d’éclat à la métropole… mais pas tous, quand même : n’oublions pas que l’an dernier la croix à hauteur d’homme de Pierre Ayot avait créé un certain émoi à l’hôtel de ville, ravivant, si besoin était, le tragique passé missionnaire de Montréal.

Plusieurs ont-ils vu dans ces festivités une énorme entreprise de propagande servant à maquiller, à grand renfort de discours intéressés, des pans problématiques de l’histoire de la colonie. Encore une fois le motif n’est pas nouveau, et à Ottawa aussi, où le pays aura bientôt atteint un peu plus du tiers de l’âge de la métropole québécoise, des questions se posent sur ce qu’on décide de souligner, et surtout sur les moyens pour y arriver ; dans la capitale canadienne, par exemple, le logo d’une banque occupe presque autant d’espace, sur les oripeaux et documents promotionnels, que celui de la fête elle-même.

Parallèlement, depuis que l’entre-deux-rives s’est mis à établir des connexions vivantes colorées avec son environnement, et puisqu’on a le like facile, sur Internet ainsi que dans les médias les aveugles témoignages d’amour abondent envers Montréal, pourtant minée par les problèmes sociaux.

De courts circuits

C’est dans la stupeur de cette foule qui se contente souvent d’un peu de soleil que sont arrivés le Scaphandrier et la Petite Géante (accompagnée de son chien Xolo), personnages gigantesques qui avaient avant nous visité les quatre coins du globe. Qu’on se remémore qu’au temps de l’administration Tremblay, Rozon avait presque réussi à les faire venir, le grand patron de Juste pour rire ayant après tout de bons liens avec Nantes pour y avoir implanté son empire il y a maintenant une douzaine d’années.

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Mais depuis quelques jours on a surtout insisté, non sans raison, sur les aspects et prouesses techniques du spectacle lui-même : le Scaphandrier, faut-il le rappeler, est haut comme un immeuble de cinq étages, alors que sa nièce orpheline, beaucoup plus petite, nécessite elle aussi quelques dizaines de techniciens-manipulateurs-acrobates pour la faire se mouvoir. Ainsi le spectacle est-il indissociable de sa mécanique, c’est-à-dire de vieilles machines rouillées opérées par au total une centaine de Lilliputiens arborant les costumes inspirés du fameux roman satirique de Swift, et nommés comme tels par les deux voix téléportant les géants muets : tantôt vive pour indiquer aux couples de gaillards suspendus à une corde quand sauter afin d’actionner les pas de l’explorateur marin, tantôt rappelant celle d’une annonce d’aéroport au ton blasé lorsque venait le temps de changer la fillette de vêtements ou de la raccorder à un autre système de câbles et poulies afin notamment de l’asseoir dans son rafiot.

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Bellement anachronique, l’ensemble pourrait facilement être comparé au système politique actuel – des pantins énormément médiatisés contrôlés par un appareillage dont le modèle dépassé et polluant s’avère pourtant essentiel pour donner aux premiers des allures humaines afin de subjuguer les masses –, surtout qu’ici les longs cortèges étaient ouverts par Coderre et Rozon autant minuscules que la centaine de policiers et de bénévoles devant les bottes du Scaphandrier qui regardait la marée de monde avec un air aussi triste qu’envoûtant.

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C’est ainsi qu’une partie de la ville est devenue, pendant quelque soixante-douze heures, une vaste salle de spectacle : au niveau parking, la populace de plus en plus abondante qui s’est ruée entre le parc Jeanne-Mance, le Quartier des spectacles, le Vieux Montréal et le stationnement de Radio-Canada ; aux loges, les propriétaires de condos qui, de leurs balcons, avaient de loin la meilleure vue sur les pas puis la rencontre des deux personnages plus grands que nature.

D’autres voitures d’eau

Au fil des trois jours, impossible de ne pas remarquer qu’on accordait assez peu d’intérêt aux origines de la Petite Géante et de son oncle, un récit cela dit nappé d’une sauce locale épaissie aux gros clichés canadiens-français : notre bon Scaphandrier, en contexte montréalais, « comme les coureurs des bois, […] bouge[ait] son campement régulièrement », alors que la gamine, au départ, « se trouv[ait] dans les glaciers du Grand Nord, à essayer de sortir son bateau pogné dans les mâchoires de deux icebergs » (mot de Jean–Luc Courcoult, auteur, metteur en scène, fondateur de la compagnie Royal de Luxe, dans le programme de l’événement).

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Probablement voulait-on s’assurer que le public puisse naturellement s’identifier aux visiteurs ; sans doute ne fallait-il pas être surpris, dès lors, qu’on ait opté pour de silencieuses poupées gargantuesques sans mauvais plis, inoffensives. En d’autres mots : ne pas faire d’histoire(s).

La musique parfois live qui accompagnait ce défilé magnifique, oscillant entre le rock (soft) et les tonalités new age ponctuées d’accents tribaux, situait davantage ce parcours au long cours, il m’a semblé, dans un certain futur s’érigeant sur quelques bouts de ferraille oxydée. Or la rouille n’est-elle pas l’œuvre du grand air et de l’eau ? Pendant ce temps, à quelques mètres de là sous le pont Jacques-Cartier coulait le fleuve Saint-Laurent, l’un des principaux symboles de la métropole, qui peut-être trop agité – même dans les bassins du Vieux-Port ? –, qui peut-être trop sale, n’a jamais été mis à contribution pour ce spectacle aux inspirations pourtant tout aquatiques.

Le flot en fut plutôt un humain alors que des centaines de milliers de personnes ont rendu la ville momentanément chaotique afin de prendre part à cette manifestation d’une beauté colossale. Cela pour accueillir des visages relativement inconnus et une proposition unique, et de voir investi de la sorte un vieil art théâtral malheureusement trop peu revisité ici.

crédit photos : Sylvain Lavoie

 

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Le même soir avait lieu, au Centre Bell, Bonne fête Montréal, un « show privé » (dixit le metteur en scène Serge Denoncourt) animé par notre Thierry Ardisson. Il y aurait là matière à analyse.

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