Pas de tombeau en version orchestrale

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22.04.2018

Pas de tombeau pour les lieux, auteure : Judy Quinn ; direction : Rémy Bélanger de Beauport ; musiciens : Tristan Alantar (violoncelle, sitar), Line Belzile (tambour, voix), Denise Bergeron (tambour, voix), Pier-Luc Boivin (violon), Raymond Carruthers (trombone), Dan Dee (électroniques, échantillonneur), Sébastien Delorme (guitare), Martin Desjardins (sax), Flavie Dufour Plamondon (voix, accordéon), Nastasia Ganon (guitare), Raphael Guay (percussions, sirène), Baptiste Guillemin (guitare), Dan Hill (tuba), Jean Laflamme (sax soprano), Pascal Landry (guitare) et Marie-Christine Roy (violon). Une présentation de l’EMIQ avec le soutien de Productions Rhizome, au Tam Tam Café du Centre Jacques Cartier (Québec) le 12 avril 2018.

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Jouer des dessins et de la poésie

Sous l’égide de Rémy Bélanger de Beauport, initiateur de ce qui est aujourd’hui le plus grand ensemble de musique improvisée au pays, près d’une vingtaine de musiciens ont accompagné l’imparable Judy Quinn dans la lecture de son dernier recueil Pas de tombeau pour les lieux (Éditions du Noroît, 2017). Déjà, en décembre 2017, l’Ensemble de musiques improvisées de Québec (EMIQ) nous avait séduit en prenant les dessins aux pastels et aux graphites du compositeur Simon Henry pour partition. C’est heureusement au sein d’une salle dont l’acoustique est moins désastreuse que celle du centre La Chambre Blanche que la formation s’est manifestée à nouveau le 12 avril dernier. Il faut souligner la qualité extraordinaire du son entendu, que l’on doit au changement de lieu mais également au technicien attentionné à la console et aux musiciens dont le jeu, appuyé sur une écoute assidue, crée de l’espace là où d’autres l’aurait saturé.

La petite scène était pleine, compactée d’instruments et de corps. La poète se tenait sur le bord, entre une caisse de son et une panoplie de cordes et de percussions. Derrière, saxophones et tuba patientaient et joignaient leur souffle à la voix fragile de la poète. Sa voix douce, posée un peu en dehors du microphone, projetait des images fortes mais, en terme de densité sonore, portait peu. Et pourtant, c’était phénoménal, on l’entendait très bien. Il faut dire que, même – et peut-être parce que – excentrée de la scène, Judy Quinn a une présence forte et désirée, elle dépose ses phrases plus qu’elle n’élève la voix. La profondeur de son regard attire l’attention et captive, sa poésie de l’intérieur, contemplative et mesurée, enjôle. Portée par une trame musicale constamment en tension et mouvante, ses mots racontent des bribes d’histoires, des tragédies quotidiennes. Ils nous révèlent une mythologie de notre temps : « dans le décor du passé / comme dans The Twilight Zone / sauf que les héros / se réveillent à midi quarante pile / dans le futur  ». 


Aux extrêmes du recueil

Dans la poésie de Judy Quinn, les lumières de la ville rivalisent avec celle de la nuit et les étoiles tombent du ciel pour devenir faisceaux cathodiques ou phares de voiture. La branche se casse mais l’arbre demeure arbre : « il est des lieux où l’on n’entre jamais / mais dont on sort nu / comme si l’arbre avait perdu l’oiseau qu’il devait être ». Le recueil Pas de tombeau pour les lieux et la performance éponyme déployée par l’EMIQ sont bordée par des illustrations réalisées par Anna Quinn, la fille de l’auteure. Les abstractions évoquent tantôt une topographie de banlieue beige balafrée de routes, tantôt un gisant – arbre ou grand gibier – sur lequel se dépose la nuit. Ces images répondent à l’introduction et la finale du recueil où « L’orignal traverse l’autoroute 20 à l’aube / puis la bande de forêt fermant au sud l’ensemble / résidentiel une fois sur la rue Alain-Grandbois », puis « après le raccordement de la rue au boulevard / Kennedy des voitures étrangères sont venues / en sens contraire sur Nelligan-Émile, XF-Garneau / Grandbois-Alain à ce moment là la fille / était déjà partie de son enfance et les gens / en général ne se souciaient plus / du nom des choses tant qu’il y avait / de l’essence à mettre dans leurs chars. » Dans la poésie de Judy Quinn, les lieux sont des passages assassins, les lieux ont des noms qui n’en sont plus, les noms sont des tombeaux errants.

Le défi de la fragilité
 
C’est avec beaucoup de finesse, et en suivant la composition propre au recueil, que le violoncelliste et performeur Remy Bélanger de Beauport, chef d’orchestre et maître de cérémonie pour l’occasion, a proposé cette « mise en oreille immersive » de la poésie de Quinn. En toute transparence, il n’a pas hésité à faire entendre au public les instructions données aux musiciens, lui permettant de réaliser à quel point la chance est donnée à certains de jouer à l’oreille et de s’élever dans l’espace sonore. En première partie, les artistes se sont exécutés pour « jouer 5 à la fois tout au plus, lire à l’instrument un fragment de texte, jouer en opposition ou imiter un autre musicien ». Ils étaient ensuite invités à jouer les images de haut en bas ou inversement, de tirer parti d’un détail ou de sa totalité. Suivait des instructions concernant les aigus et les basses, la longueur des sons et des interventions. Diriger ou accompagner le poème, jouer l’idée, passer son tour, de façon soutenue et douce, ou le temps d’un souffle : voilà ce qui composait la partition de l’Ensemble en suivant le texte, dont les parties était numérotées et quelques vers soulignés. Une partition qui « laisse une grande liberté et donc une grande responsabilité », comme le soulignait Bélanger de Beauport en introduction du récital: « Comment jouer avec la poésie sans jamais devenir un bruit de fond pas pertinent? Comment prendre notre place tout en soutenant la poésie dans toute sa fragilité ? »
 
À l’exemple du percussionniste Raphael Guay dont de la sirène tranquille étend son bruit afin de souligner les mots sans s’imposer, l’EMIQ répond à ces questions. L’Ensemble  nous offre cette expérience exceptionnelle de recevoir un poème tel que Pas de tombeau pour les lieux, peaufiné et senti, intime et baigné de mémoire ; de le recevoir en présence directe, transmis dans un flux musical à la fois dense et aérien. Les mots se mêlent aux ambiances oniriques, la voix est portée par des trames sonores inquiétantes et ondulées, aux alarmes douces et aux souffles multiples. Pas de tombeau pour les lieux, dans sa version orchestrale, en mène large et respire. L’œuvre nous amène au bord du rêve, mais loin du gouffre. 

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