Panique chorégraphique

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23.11.2015

Sun, chorégraphie de Hofesh Shechter, présenté par Danse Danse et dansé par la Hofesh Shechter Company, les 5, 6 et 7 novembre 2015, au théâtre Maisonneuve, Montréal.

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«Le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé

Faulkner, Requiem pour une nonne

 

«La panique est la solution

Thomas Hirschhorn, 2004

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La belle pièce chorégraphique de Hofesh Shechter, dansée par treize interprètes de sa compagnie dans le décor majestueux d’un tombeau symbolique – un mausolée ou un sarcophage –, souffre d’une intention moralisatrice qui efface, par la lourdeur de ce qu’elle prétend confronter, la performance d’une grande finesse des danseurs évoluant à l’unisson.

Spectateurs installés mollement dans la grande salle rouge du théâtre Maisonneuve, abonnés rompus à applaudir toute œuvre suffisamment plastique, comme cette chorégraphie l’est aussi, êtes-vous prêts à vous ranger sous cette voix off, qui vous rappelle votre culpabilité d’appartenir à des nations destructrices et guerrières, détentrices des règles mondiales de l’ordre et du chaos?

Quel est l’effet de ce fil rouge, venu de l’actualité, qui somme le spectateur d’endosser sa responsabilité historique sous une injection d’art lénifiant, sinon la bonne conscience du rire à même les valeurs mortifères? Le massacre des Amérindiens, évoqué dans l’esthétique idéalisée de ce ballet contemporain, dans le cadre d’une telle représentation, porte-t-il à partager une intention réflexive avec ce chorégraphe anglais?

Question à un chorégraphe

Dans La panique morale (Grasset, 2005), Ruwen Ogien a passé en revue l’ensemble des arguments du moralisme et du paternalisme ambiants, relativement à la représentation de la sexualité en art. Dix ans plus tard, cette étude concerne non seulement un certain public, mais ces artistes qui récupèrent un champ de réalités simplifié pour en extraire un slogan dans une œuvre bienpensante.

Avec ce collage, moins habile que dans les pièces Uprising (2006) et In Your Rooms (2007) présentées à Montréal et qui traitaient de la violence urbaine, on peut douter que le public apprécie la teneur critique lorsqu’il applaudit la gestuelle énergique et plastique des danseurs. On est loin d’un monologue transgressif, et même des Fleurs du mal baudelairiennes, ou des spectacles déconstruits dont la danse contemporaine a produit maints corpus intéressants. Comment cette danse moderne, d’un Beau lascif, car Shechter n’a pas ici donné l’exemple d’une contemporanéité risquée, peut-il inscrire frontalement son classicisme du côté de l’actualité morbide sans mauvais goût?

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L’Antillais Édouard Glissant, avec son idée postcoloniale du métissage inévitable du monde, pensait avec plus de subtilité ce que les médias normalisent comme un fait banal, la guerre, sans réfléchir à ce qu’est un conflit :

« Le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière  foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire… que les humanités aujourd’hui sont en train d’abandonner quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles /01 /01
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996.
. »

Shechter, avec ses moutons et ses prés anglais, sa musique métissant danses classique, tribale, sociale et folklorique, a voulu traiter un sujet lourd avec un certain humour. Mais en sacralisant le schématisme dans sa chorégraphie, il place le spectateur dans l’incapacité d’imaginer un monde poétique et ré-humanisé, ce que visent sans doute ces danseurs, courbés par la fatalité et dansant sans presque jamais se toucher ni se regarder, dans une posture de prière qui trace une fresque de pleurs et de domination dans le décor qui leur sert de toit.

crédit photos : Gabriele Zucca

 

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Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996.

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