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28.11.2019

Bygones, Compagnie : Out Innerspace Dance Theatre ; Chorégraphie et interprétation : David Raymond, Tiffany Tregarthen ; Interprétation : Elya Grant, David Harvey, Renée Sigouin ; Artiste visuel : Lyle Reimer (LyleXOX) ; Conception sonore : Kate De Lorme ; Lumières : James Proudfoot ; Conception vidéo : Eric Chad ; Costumes : Kate Burrows ; Coproduction : Agora de la danse, Dance Victoria, La Rotonde. Présenté du 27 au 30 novembre 2019 à l’Agora de la danse.

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La scène est ouverte, le public s’installe ; Tiffany Tregarthen, chorégraphe et interprète, est assise à l’avant-scène, côté jardin. Elle lit un livre très épais, entre une lampe sur pied et une petite table à café. Ce que l’on verra bientôt, c’est tout un univers né de ce livre, qui apparaîtra sur scène derrière elle, qui s’implantent jusqu’à venir remuer l’installation sur laquelle elle se trouve. Voilà comment Out Innerspace Dance Theatre nous ébranlera : sur le territoire de l’imaginaire, du fantasme, du rêve, de la mémoire, et ce, à travers une série de tableaux furtifs, évocateurs, appuyés par une mise en scène ingénieuse et des éclairages époustouflants.

Jeux dans la lumière

Bygones est une chorégraphie ancrée dans la tradition de la danse-théâtre (et, qui plus est, rappelle fortement celle, britanno-colombienne, de Kidd Pivot), qui tire également son influence (et donne à voir) du théâtre d’objets et d’illusions. Cet aspect du spectacle demeure le plus impressionnant, et l’on ne peut que saluer la maîtrise des effets de lumière (James Proudfoot), et les échappatoires vers l’imaginaire qu’ils créent, se métamorphosant tour à tour en rideaux, en murs qui séparent des mondes, en pyramides (et même en village sous les pyramides), en fils de marionnettes, etc. La lumière nous envoûte complètement, elle forme à elle seule les lieux du décor, elle attire, pourchasse les danseurs ; la lumière est vivante, à travers elle apparaît l’action. Parmi les images mémorables, notons les portés de l’excellente entrée en matière, lorsque le danseur qui touche terre est vêtu de noir – et donc invisible, et que son partenaire porté semble flotter, descendre du ciel. Enfin, (presque) tous les gestes de la pièce se basent sur la lumière ; c’est la pulsion première, à laquelle on rend hommage comme à la vie même.

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Ainsi créés par l’éclairage, les tableaux se succèdent, si bien que, en plus d’être émerveillés et hypnotisés, on est impatient de voir à quoi ressemblera le suivant. Entre des solos et des duos, des saynètes s’enchaînent comme des flashes qui ne sont pas tellement explorés en profondeur et qui, s’ils ont pour excuse de sortir d’un livre, n’ont pas pour autant une structure linéaire. Cet impressionnisme, et même ce surréalisme (« l’anarchie physique qui taquine la matérialité, renverse la logique et agit comme une ode aux forces invisibles et au désir intérieur », nous annonce élégamment le programme), par la poésie et l’imaginaire qu’ils dégagent, viennent éveiller des parties de notre sensibilité qui font appel à nos souvenirs subjectifs.

Si les éclairages et l’utilisation des accessoires débordent d’inventivité, il faut cependant souligner que certaines idées sont un peu surfaites, comme la danse des automates et des poupées de chiffon (même si cet état de corps principal est toujours plaisant à voir et que la pertinence en lien avec la thématique n’est pas discutable), ou encore cette scène étrange de l’homme harcelé par un quartet de danseurs en manteaux de cuir noir. On ne saurait dire si la scène est originale ou non, en fait, puisqu’on ne rencontre presque plus d’accoutrements de ce style, ici caricatural, malgré le fait qu’il rappelle fortement les années 1980-1990.

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Théâtre d’objets dansé

La pièce se termine sur un quintet très sobre (costumes simples, sans accessoires, sans artifices ni lumières), et là aussi, dans la gestuelle, on trouve un caractère un peu vieillot qui contraste avec l’originalité magistrale de la mise en scène. On comprend que les automates et les marionnettes se sont libérées et se tournent vers nous, mais cette finale n’est pas du tout à la hauteur du potentiel artistique de la pièce, et elle nous laisse sur une note qui la représente injustement.

Techniquement, la gestuelle de la pièce dans sa globalité exige des danseurs un investissement dans le corps par le biais de l’imaginaire. On a donc affaire à une œuvre cérébrale, dont l’aspect kinesthésique se centre autour de l’interaction avec la scénographie. La danse en soi connaît des moments très heureux, avec une gestuelle plutôt axée sur la désarticulation et les glissements, le tout dans une grande fluidité. Elle n’est pas des plus originales, mais elle sert bien le propos. Seulement, sa facilité contraste avec la scénographie. Par contre, il faut souligner que l’on retrouve l’originalité kinesthésique dans les portés, qui sont, eux, audacieux ; l’exigence du travail de partenaire explore constamment la confiance en l’autre (marionnette oblige), ce qui donne à voir de nombreux envols et chutes.

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Dans Bygones, la danse aussi participe à faire décor, et les danseurs, ne serait-ce que par les motifs répétés des automates et des poupées, apparaissent comme s’ils étaient des accessoires s’humanisant dans un théâtre d’objet. Cela fait en sorte que les affects ne sont pas seulement vécus de l’intérieur, mais que toute la scène est investie, et ce résultat est dû au travail de tous. Le matériel s’humanise (ce qui est le propre du théâtre d’objet, par ailleurs), comme on le remarque dès le départ, lorsque la petite scène au milieu de laquelle Tregarthen lit son livre s’anime, par l’action d’un danseur vêtu de noir, et tirée par des fils invisibles, pour notre plus grand plaisir.

Même si quelques métaphores et images sont un peu grosses, on pardonne facilement ses défauts à la pièce, car il est finalement rafraîchissant d’assister à une proposition qui s’adresse ainsi à l’imaginaire en créant des univers somme toute rarement vus en danse, le tout en utilisant au maximum le potentiel des outils qu’offre la scène pour mettre en valeur le travail de danseurs investis.

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crédits photos : Davud Raymond, Alistair Maitland

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