Olivier Choinière, un ami qui vous veut du bien ?

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Jean dit, texte et mise en scène d’Olivier Choinière ; avec Leo Argüello, Sylvie De Morais-Nogueira, Sébastien Dodge, Lévi Doré, Éric Forget, Émilie Gilbert, Johanne Haberlin, Noémie Leduc-Vaudry, Didier Lucien, Sébastien Rajotte, Julie Tamiko Manning et Lesly Velázquez ; musique : Sébastien Croteau, Mathieu Bérubé, Dominic Forest Lapointe et Étienne Gallo ; scénographie, costumes, vidéo et accessoires : Elen Ewing ; présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (Montréal) du 20 février au 17 mars.

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Soyons précis : un mot en perte de sens est un mot
galvaudé, c’est-à-dire un mot altéré, gâché, pourri
par un mauvais usage. Le sens se perd également
quand un mot devient fourre-tout et que chacun y
met ce qui lui plait.
« Lettre d’Olivier Choinière aux auteurs », 26 lettres : abécédaire des mots en perte de sens

Dans une conversation avec Olivier Kemeid parue en 2010 dans la revue Jeu, Choinière décrivait en ces termes son rapport à la subversion et, par extension, à la contestation de l’ordre établi : « La subversion désigne un rapport frontal à l’Ordre, une distance envers un système qui me semble souhaitable mais mensongère. Pour moi, la question essentielle est : “Où est l’Ordre ? Quel est le consensus ? Qu’est-ce qui doit être renversé ?” Dans “À bas le système”, qu’est-ce qu’on entend par “système” ? »

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Avec Jean dit, l’auteur et metteur en scène poursuit son entreprise de déconstruction des grandes notions qui participent de l’Ordre, du système et du consensus. Après s’être notamment attaqué à la nostalgie (Mommy), à l’aliénation par la musique pop (Chante avec moi) ou encore à l’engagement (Manifeste de la Jeune-Fille), Choinière questionne l’idée (et l’usage) même de la Vérité.

Contagion par la Vérité

La pièce suit une progression répétitive, jusqu’à l’épuisement des individus et des institutions. La structure rencontre-conflit-conversion s’installe dès le premier dialogue entre Luc (le premier apôtre – ils seront douze et la coïncidence ne peut être fortuite) et Sonia, une mère monoparentale. Progressivement, le groupe s’élargit et Jean (qu’on ne verra jamais, ou alors peut-être là où on ne l’attend pas) fait de nouveaux disciples : l’ado de Sonia, son amie, un employé de bureau, un itinérant, un prof d’histoire, etc. On passe petit à petit des individus (la cellule familiale) aux grandes institutions qui fondent l’organisation sociale, toutes représentées par une nouvelle personne : l’éducation, la médecine, les médias, la politique ou encore la finance. Toutes seront remises en cause, attaquées au nom de la Vérité, puisque hors de la Vérité, point de salut. Au nom de cette idéologie, le groupe se rendra jusqu’aux portes du Parlement, et plus loin encore.

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« Jean veut juste que tu dises la vérité », nous dit-on. Jouant sur les idées reçues, notamment celle que « toute vérité n’est pas bonne à dire », Choinière fouille là où ça fait mal, souvent avec acuité et humour grinçant. Il n’est pas de ceux qui proposent (de toute évidence, il ne croit pas en ce pouvoir de l’artiste qu’il ridiculisait dans Manifeste de la Jeune-Fille), mais de ceux qui dénoncent. L’auteur décide d’aller au bout de la logique de la Vérité, de la pousser jusqu’à l’absurde pour mieux la vider de l’intérieur. La Vérité est à la fois déconcertante, agressante, insuffisante, mais aussi nécessaire : sans Vérité collective, quelle organisation sociale est possible ? Que reste-t-il à une société qui ne croit plus en ses propres institutions ? Une Vérité relative, qui peut être spectacularisée et utilisée par un groupe qui apparaît de plus en plus comme une secte ridicule (dont on rit abondamment) mais dangereuse pour le tissu social.

Force m’est de reconnaître à Choinière, comme toujours, une intelligence dans l’écriture, mais également un désir de renouveler ses formes. Après s’être essayé à la chanson populaire et au rap, le voici qui se frotte au death metal, alors qu’un groupe formé pour l’occasion (et judicieusement nommé Jean Death, ce qui devrait déjà donner une indication quant à la nature de Jean) se charge des transitions entre les scènes et utilise le pouvoir contagieux de la musique pour convertir les nouveaux disciples.

Pris à son propre piège

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Jean dit ne manque jamais l’occasion de rappeler au spectateur qu’il se trouve devant un spectacle : ainsi des comédiens, assis sur les côtés, qui sourient et acquiescent aux discours prononcés sur scène, mais qui « incarnent » les personnages dès qu’ils entrent dans l’aire de jeu. Dans la même veine, chaque nouvelle confession (qui prend la forme d’une promesse à dire toute la vérité et rien que la vérité) se conclut par de fausses larmes (en maquillage gris plein de glitter) posées sur le visage du repentant par un des membres du groupe. Paillettes gold sur le bord de la scène, organes géants peints en or (le cœur, des spermatozoïdes, un œil et une cage thoracique) et accrochés aux murs à côté des sièges, projections vidéo exagérément « metal » (on ne compte plus, sur les trois écrans situés en fond de scène, les décors qui explosent, se consument par des flammes ou sont agrémentés d’éclairs), tout signale l’ironie outrancière et donne à l’ensemble l’allure d’un gala cheap, tapis rouge et animateurs de foule en prime.

Tout va bon train jusqu’à ce que Paula, la dernière fidèle à intégrer le groupe, fasse acte de résistance et souligne au public que tout ça n’est qu’une fiction motivée par l’utilisation malsaine et perverse que les apôtres font de la Vérité pour parvenir à leurs fins. Alors, les masques tombent et Choinière se place lui-même (ou, plutôt, le théâtre) dans la ligne de tir ; en nommant l’ici et maintenant de la représentation comme une chose à dénoncer, Choinière enlève au théâtre sa capacité à détenir la Vérité.

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Arrivent ensuite les questions : est-ce qu’il n’est pas en train de se dédouaner, en se mettant lui-même à distance de la Vérité ? Devant un tel étalage de discours, qui se prend lui-même à rebours et se sabote en dernière instance, que peut-on répondre ? Quelle place laisse-t-il vraiment à la réflexion du spectateur, à qui il donne toute les clés en même temps qu’il lui remet en pleine face sa niaiserie s’il se fait prendre (une fois de plus) au jeu de la Vérité ? S’enorgueillit-il de scandaliser la moman (comme il la désignait dans sa conversation avec Kemeid) qui, au sortir de la salle, trouvait que « comme disent les jeunes, c’était malaisant » ou qui se demandait « qu’est-ce que Choinière met dans ses céréales » ? Peut-être.

Mais on passe alors plus de temps à se questionner sur son projet (et sur la place qu’il occupe dans l’écologie théâtrale), que sur le propos qu’il essaie d’y défendre. Choinière ne manque pas l’occasion, comme dans Manifeste de la Jeune-Fille, de révéler d’où il parle en mettant en jeu la capacité même du théâtre à atteindre la Vérité. Mais à force de prendre tout le monde pour cible, incluant le spectateur, je suis de moins en moins sûr de savoir avec qui il veut dialoguer.

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crédits photos : Valérie Remise

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