Nous (nous) harnachons

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07.06.2016

J’aime Hydro. Texte et idéation de Christine Beaulieu ; dramaturgie d’Annabel Soutar ; mise en scène de Philippe Cyr ; avec Christine Beaulieu et Mathieu Gosselin ; conception sonore et interprétation de Mathieu Doyon ; environnement sonore et podcast de Frédéric Auger ; illustrations de Mathilde Corbeil ; vidéo de Thomas Payette et Gonzalo Soldi ; lumières d’Erwann Bernard ; scénographie d’Odile Gamache ; costumes de Julie Breton.

Un spectacle de Porte Parole et Champ gauche, coproduit par le Festival TransAmériques, présenté en première mondiale au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, du 6 au 8 juin 2016, dans le cadre du Festival TransAmériques.

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J’arrivais perplexe, assez peu renseigné j’avoue, amusé par le titre du spectacle mais totalement rebuté par son descriptif : «feuilleton politique palpitant», annonçait-on, un énième truc apparemment «essentiel» – qu’on adore dire cela de tant de choses auxquelles on assiste! –, voire «urgent». L’actualité des productions : cet autre tic verbal des concepteurs et des commentateurs, comme pour chaque fois rassurer les spectateurs que ce qu’ils vont voir s’inscrit bel et bien dans le réel, dans leur réalité…

Il faut ajouter à cela un (autre) plateau pratiquement vide meublé seulement par quelques accessoires techniques et deux tables portables, esthétique à laquelle on continue de nous habituer. Puis lancée dans le vide, une première question venue apparemment des coulisses : «Est-ce que vous m’entendez?» Christine Beaulieu et Mathieu Gosselin entrent alors en scène, ajustent leurs microphones, le dispositif ne semble pas tout à fait à point, bien entendu on se demande si ces légers pépins techniques ne sont pas planifiés.

Car cette folle aventure part d’un imprévu, au point que la toute première scène s’intitulera «La surprenante vertu de l’ignorance» : Beaulieu se disant au départ assez peu engagée socialement croise, en février 2011, le cinéaste Hugo Latulippe qui sort de la projection de Chercher le courant dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois, documentaire qu’elle ne verra pas de sitôt, trop occupée qu’elle est à faire mille autre choses – un peu comme nous tous. Puis en automne 2013, alors qu’elle partage l’écran avec Roy Dupuis qui participait également au film de Nicolas Boisclair et Alexis de Gheldere consacré aux barrages d’Hydro-Québec sur la Romaine, Beaulieu en apprend davantage sur le «complexe du castor», c’est-à-dire ce besoin pressant qu’éprouve la société d’état à bâtir des digues pour produire, à perte, de l’électricité dont nous n’avons, au final, même pas besoin.

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C’est ainsi que, de fil en aiguille, le projet se développe, et le spectacle présenté ici se veut en quelque sorte la mise en scène du processus ayant donné lieu à J’aime Hydro, colossal travail de recherche aux aléas nombreux que la comédienne, extrêmement solide durant toute la représentation, a affronté souvent seule, semble-t-il, poussée à la dure par Annabel Soutar, directrice artistique de Porte Parole qui a produit récemment le très remarqué Fredy à La Licorne.

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Il s’agit donc d’Hydro, mais aussi d’une artiste qui, par l’entremise de sa quête professionnelle, se raconte. Cet aspect autobiographique du spectacle, auquel s’ajoute une infaillible dose d’autodérision – ce qu’il fallait sans doute pour aborder et rendre, sans tomber dans l’ennui didactique, un sujet aussi sérieux et complexe pendant un peu plus de trois heures –, trouve d’ailleurs sa pertinence dès le titre, ce J’aime se faisant comme l’écho du fameux clic qui, depuis Facebook, garantit son implication aux yeux du monde entier en ne levant qu’un petit doigt dans le confort de son salon. Ici l’engagement est total et pour cela Beaulieu mérite toute notre admiration.

Plus encore, celle-ci questionne ouvertement les pratiques certes confondantes d’une compagnie qui subventionne, souvent à grands frais, la plupart des théâtres institutionnels de la province, ainsi que le Festival TransAmériques. Elle jouait, en outre, lors de la première, devant plusieurs personnes se retrouvant – certaines parfois un peu écorchées – dans le spectacle, et en les interpelant toutes directement n’a pas manqué de brouiller les frontières entre la scène et la salle, entre fiction et réalité : Hugo Latulippe, Roy Dupuis, Annabel Soutar, sa famille, Robert Lanoue et Normand Mousseau (présidents de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec), pour ne nommer que ceux-là, se voyaient donc et témoins et acteurs d’un documentaire dont le véritable sujet est peut-être justement la tension entre le privé et le public… qui concerne de plus en plus l’entreprise énergétique ayant été au cœur, comme on le sait, du projet national québécois ; c’est «notre ADN», entendra-t-on de la bouche d’un dirigeant d’Hydro Québec incarné par Mathieu Gosselin.

L’habile comédien deviendra en fait tous ces intervenants ayant croisé le parcours de Beaulieu, autant de voix souvent discordantes se retrouvant ici dans un seul corps, ce qui ne manque pas d’illustrer l’ampleur rhizomatique d’une question qui a tout pour nous inquiéter… d’une part par la quantité étourdissante de données à intervenir dans l’équation – mais, encore une fois, la mise en scène de Philippe Cyr, bien appuyée par le vidéo et quelques archives, est fort efficace pour que l’information soit claire – et qui ont toutes ici droit de cité, d’autre part parce qu’on sort du spectacle avec le sentiment d’être tous harnachés, malgré notre point de vue, à un système qui ne nous appartient plus.

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Cela n’empêche pourtant pas Christine Beaulieu de s’investir corps et âme dans son projet, ce qui fait de J’aime Hydro un spectacle profondément humain que ses concepteurs, qui veulent le porter ailleurs, ont enregistré afin de le rendre disponible en baladodiffusion. Souhaitons-lui, oui, un brillant avenir.

crédit photos : Alexi Hobbs

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