À nos corps oubliés

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24.01.2020

Corps célestes. Texte : Dany Boudreault ; mise en scène : Édith Patenaude ; avec Brett Donahue, Gabriel Favreau, Louise Laprade, Julie Le Breton, Evelyne Rompré ; une production de La Messe Basse. Présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 21 janvier au 15 février 2020.

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C’est dans un univers bien particulier que nous convie Dany Boudreault avec Corps célestes, sa plus récente création. Après quinze ans d’absence, Lili retourne dans sa maison natale où elle retrouve sa mère atteinte de paralysie, sa sœur aînée, son beau-frère (et ancien amant), ainsi que son neveu. Les discussions gravitent rapidement autour de sa carrière de réalisatrice de films pornographiques, ce qui devient un prétexte pour éveiller les désirs, les pulsions et la sexualité de sa famille. Mais il serait difficile d’en dire plus à propos de cette trame superflue qui, au final, est de peu d’intérêt. Car au-delà du cadre narratif dans lequel on a tenté de l’enfermer, ce spectacle repose beaucoup plus sur l’authenticité des corps qui le composent et les pulsions désorganisées qui les animent.

Corps raccords

Ce qui frappe d’emblée avec le texte de Dany Boudreault, c’est à quel point la voix de l’auteur s’impose dans l’écriture. Dès les premières phrases, on reconnaît ce style, ce vocabulaire, cette rythmique qui lui est propre, au point où on n’aurait pratiquement qu’à fermer les yeux pour se laisser convaincre qu’il est celui qui les livre sur scène. On pourrait certes se réjouir d’avoir affaire à une écriture aussi assumée et incarnée, mais cela nous laisse plutôt une impression de surécriture, qui agace d’autant plus dans un spectacle entendant retrouver « l’état primitif du désir ».

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Le fait d’intégrer les pensées de Lili en voix hors‑champ, par exemple, devient vite un dispositif superflu qui n’apporte finalement rien au propos, voire nous en fait dévier. Était-il nécessaire que tout passe ainsi par le regard cinématographique de Lili, comme si la vie n’était qu’un long film pornographique ? Bien que l’idée ne soit pas si saugrenue en théorie, elle ne parvient pas à dépasser le stade du concept dans l’espace de la pièce. On questionne par ailleurs la pertinence de l’enrobage contextuel qui traverse tout le texte. Pourquoi situer cette histoire de corps désirants dans un futur dystopique marqué par une guerre entre la Russie et les États‑Unis ? Heureusement, ce semblant d’allégorie n’est jamais trop appuyé, mais il distrait tout de même par moment de ce qui fait réellement la force de ce texte, c’est-à-dire la richesse de ses personnages et des situations qui sont provoquées par leurs rencontres.

À ce titre, il faut souligner la grande qualité de l’interprétation des cinq comédien·nes en scène. Ils·elles apportent une vigueur qui manque souvent à cette partition trop formatée. Julie Le Breton, Brett Donahue et Louise Laprade, sans être mémorables, sont très solides. De son côté, Evelyne Rompré s’investit si bien dans la rusticité de son personnage qu’elle produit des moments tout simplement savoureux. Mais la vraie révélation de ce spectacle est assurément Gabriel Favreau, qui offre un Isaac d’une merveilleuse candeur. La constance de son jeu physique est irréprochable, et chacune de ses présences scéniques est une pure réjouissance. Par leur cohésion, ils·elles parviennent, non sans mal, à donner vie à cette fable stérile.

Chorégraphier le désir

Car c’est bien ce qu’on reproche à ce texte : ses prétentions. Alors qu’on nous annonçait une réflexion sur le désir et la sexualité, sur la nécessité de « tout réinventer », de « retourner à l’état primitif du désir » – on ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser aux discours de Deleuze, Hocquenghem ou Foucault sur le sujet –, il n’en est pourtant rien. Dans Corps célestes, il est question de sexualité, oui, mais il serait faux de prétendre qu’on en sort avec une conscience plus vive des enjeux entourant le genre, le sexe ou le désir. Le prétexte (facile) de la pornographie, s’il ne devait justement être qu’un prétexte permettant d’amener la discussion plus loin, embourbe pourtant très rapidement le discours dans une forme de vacuité. On aurait aimé être ébranlé dans nos certitudes, mais au final, on ne nous présente qu’un discours complaisant qui, bien que divertissant à plusieurs égards, déçoit par son manque d’audace et de vision.

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Heureusement, le grand talent d’Édith Patenaude permet à ce spectacle d’éviter l’écueil. Comme le dit lui‑même Dany Boudreault, elle parvient à « donner un corps à la part creuse des mots », et c’est exactement ce qu’on ressent tout au long du spectacle. Que ce soit par la finesse de sa mise en scène aussi bien que par sa direction d’acteur·trices, elle apporte une consistance et une cohérence à cet univers en assumant ses non‑sens et ses aspects plus fabuleux. La magnifique scénographie toute en voilages de Patrice Charbonneau‑Brunelle, de même que les éclairages brumeux de Julie Basse, contribuent également à cette impression de non‑lieu. En adoptant une esthétique onirique, ils rendent ce spectacle visuellement captivant, et permettent aux spectacteur·trices de s’abandonner, de se laisser porter par ce texte pulsionnel qui nous traverse sans que le sens se fixe. Alors qu’on est absorbé·es par ce grand vortex poétique, la précision de la mise en scène de Patenaude s’assure qu’on n’ait jamais l’impression de perdre pied. Et c’est bien ce qui nous permet de rester accrocher, car malgré tous ses défauts, Corps célestes nous offre tout de même un beau moment de théâtre en nous mettant en contact avec l’insaisissable, le vibrant, le poétique. Et au-delà de toutes prétentions, peut-être que cela suffit.

crédits photos : Valérie Remise.

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