Neuf mètres carrés de liberté

5_credit_dominic_lachance_reduit.jpg1520976631_0
28.03.2018

Texte et mise en scène : Marie-Ève Milot; texte et interprétation : Marie-Claude St-Laurent; interprétation : Alexandre Bergeron, Louise Cardinal, Larissa Corriveau, Nathalie Doummar et Richard Fréchette. Au Centre du théâtre d’aujourd’hui (Montréal) jusqu’au 7 avril.

///

Avoir peur. Avoir la chienne. Être paniqué, alarmé, affolé, effrayé, inquiet, terrorisé. Être grugé de l’intérieur par une fatigue insatiable qui tétanise. N’avoir comme preuve probante de cette peur que notre immobilité devant le drame. Ne savoir en parler à personne. S’enfermer. Sortir du monde. Sombrer dans le mutisme. S’accrocher aux faux-sourires que l’on maîtrise trop bien, car ils sont les seules planches de salut qui nous permettent un retour rapide à la solitude lorsque l’autre tente de nous aider, de nous extirper du mutisme. L’anxiété a cela de traître que, tel un caméléon, elle revêt les habits les plus pernicieux, jamais à court de moyens pour se présenter à l’embrasure de nos existences et y faire son nid.

Celle qu’on connaît

Coécrit par Marie-Claude St-Laurent et Marie-Ève Milot – la première tenant le premier rôle et la deuxième signant la mise en scène –, Chienne s’articule autour du personnage de la Trentenaire (Marie-Claude St-Laurent), celle qu’on connaît tous, pour qui le succès semble toujours à portée de la main, celle qui se cherche une place au monde, un lieu pour exister. Celle qui, par défi envers elle-même, décide d’aller poser nue pour un cours de dessin au Cégep. Pigiste, elle désire rester maître chez elle, change ses CV pour ne pas effrayer ses employeurs avec ses diplômes en études féministes. Celle dont la mère est trop présente mais pourtant si lointaine, qui se fait appeler « mon soleil » par son père, qui tisse ses amitiés dans la durée et à qui on ne doit jamais en vouloir lorsqu’elle désire se sortir du monde.

1_credit_dominic_lachance_reduit.jpg1520976631

Dans l’intimité de la salle Jean-Claude Germain du Centre du théâtre d’aujourd’hui, la scène ne dévoile presque rien au départ, que quelques bouées gonflées en son centre. C’est dans ce « neuf mètres carrés de liberté » que se déroule une partition pour six comédiennes et comédiens, où plusieurs interprètent différents personnages. Petit à petit, la constellation orbitant autour de cette trentenaire se dévoile : la mère médecin (Louise Cardinal), le père exilé et bon enfant (Richard Fréchette), le propriétaire (Alexandre Bergeron), l’amie et la collègue de travail (Larissa Corriveau). Pour unir le tout, Nathalie Doumar erre sur scène comme une apparition, un oracle : munie d’une lampe de poche et de papier collant, elle construit tout au long de la pièce ces neuf mètres carrés avec des rubans orange rappelant les périmètres accidentés, rubans dans lesquels ont été découpées des phrases que l’actrice, grâce à un procédé aussi simple qu’efficace, donne à lire avec son faisceau lumineux.

Promesses faites, promesses tenues

Plus on avance dans la pièce qui se construit comme un album de souvenirs, plus les scènes font échos les unes aux autres, permettant de saisir la plongée dans le vide de cette femme prise d’un mal qu’elle ne peut réellement montrer ni résumer en symptômes. On suit la réclusion tout aussi lente qu’irréversible d’une femme pour qui la récurrence des crises de panique n’est qu’une énième preuve de sa vulnérabilité, tantôt dans ce cours de dessin, tantôt lors de son anniversaire, tantôt lors de sa première journée de travail, souvent seule chez elle.

Doublé d’un discours contre la surmédication des troubles de l’anxiété, le texte de Milot et Saint-Laurent s’ancre chez les spectateurs par différents points d’attache: charge, humour, vertige. La Trentenaire y ressasse ses craintes quant aux différentes fusillades ayant eu lieu dernièrement dans des théâtres ou des cinémas, ou encore cette représentation théâtrale du Curieux incident du chien pendant la nuit s’étant terminé abruptement lorsque le toit de l’édifice s’est affaissé sur le public, donnant une tournure macabre au curieux incident dont fait mention le titre. Le personnage qu’incarne Doumar, riche et multiple, nous rappelle l’artiste palestinienne Nidaa Badwan – dont il est question dans la pièce – qui s’était enfermée dans sa chambre pendant plus d’un an pour créer.

2_credit_dominic_lachance_reduit.jpg1520976631

Chienne(s) se présente comme une pièce habile, maîtrisée; par une langue juste et parfois violente, les deux créatrices parviennent à transposer sur scène l’un des plus grands maux de notre époque. Si de prime abord une pièce sur l’anxiété qui gruge nos existences puisse sembler stérile, c’est sans compter sur le génie du duo Milot-St-Laurent, qui parvient à mettre en scène rien de moins que le vertige. La mise en scène est judicieuse en tout point, elle repose sur une confiance faite au spectateur permettant au texte de s’affranchir des concessions faites sur le temps et sur les lieux. Marie-Claude St-Laurent est bouleversante dans cette cartographie du vide; elle parvient à rendre à la folie toute la justesse et la nuance nécessaire à sa crédibilité. Efficace, sincère et judicieuse, Chienne(s) s’impose comme l’une des pièces nécessaires de l’année théâtrale.

crédits photos: Dominic LaChance 

Articles connexes

Voir plus d’articles