Nature et métaphysique japonaises

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27.11.2017

Dansu : Alphard de Mikiko Kawamura ;  Amigrecta de Kaori Seki ; Namae Ga Nai de Zan Yamashita ; ciné-danse, deux programmes de films et vidéos de Saburo Teshigawara. Présenté par L’Agora de la danse et Tangente à l’édifice Wilder, 18 au 28 octobre 2017.

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Les rendez-vous épars entre le Japon et Montréal – en 2000, 2003, 2008, 2011, 2016 – ont permis que Saburo Teshigawara et Kim Itoh transitent entre ces deux mondes. Chaque génération de créateurs fait à son tour la preuve de ses grandes capacités d’absorption. Retour sur l’événement Dansu.

 « Le nomadisme me poursuit au bout du monde », écrivait le romancier Éric Faye, en résidence d’écriture au Japon. « There is no form », peut-on lire sur un écran scénique du Wilder, célébrant l’imprévu du corps dansant. Familier avec l’informe, Kim Itoh dit de ses gestes insaisissables qu’ils sont sans mots. L’échelle s’adresse à l’artiste, habillé en travailleur de chantier : « Qui es-tu ? Que fais-tu ? Quel est ton métier ? »  Le dialogue incongru, chorégraphié par Zan Yamashita, se poursuit : « Je danse. (…) Mais je ne sais pas ce que je fais. (…) Tout ça vague (…) ça flotte, le fluide lymphatique. La lymphe est incompréhensible. Je danse comme la lymphe. Comme un appendice.» Ainsi Kim Itoh livre-t-il sa performance, Namae Ga Nai (littéralement, Pas de nom). 

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Interrogeons les liens culturels entre le Québec et le Japon. La danse comble-t-elle les distances ? Malgré les différences et les subventions insuffisantes aux tournées de nos artistes à l’étranger, ces liens existent néanmoins. Grâce au niveau technique très élevé des performances, le public s’y retrouve. Que l’énergie soit urbaine, que la lenteur contraste, que la quête des origines, l’humour ou le doute assombrissent l’avenir, Dansu célèbre ce qui bouge, sans simplifier le temps (Il y avait du sel, avant, dans ce lac d’eau douce…). Et le public comprend.
 

Orage destructeur, volcan en éruption ou explosion nucléaire, ces artistes japonais expriment leur fort ressenti face à la nature. Philippe Forest commente des photos d’Hiroshima ainsi : « Face à un tel spectacle, l’individu qui l’observe perd la conscience d’être, mais l’expérience d’un tel anéantissement lui rend aussi le monde dont il jouit mystérieusement, éprouvant dans une sorte de vertige immobile l’émerveillement d’être pourtant vivant, rendu au grand rien fabuleux qui est le vrai. » (Araki enfin). L’esprit de Dansu s’éclaire ainsi.

La force du présent

Qu’ont en commun les deux chorégraphies parfaites, la performance et les films très esthétiques (œuvres remontant à 1993) de Dansu ? La vitesse vertigineuse aux limites de la perception chez Mikiko Kawamura, la caresse des sensations nimbées d’olfaction chez Kaori Seki ou le sens du vide et de l’absurde chez Zan Yamashita déclinent trois modes jouissifs d’être au monde. La commissaire de l’événement Dansu, Diane Boucher, précise en entretien : « Ces artistes japonais ont trouvé leur marque. Ils ont laissé le butô aux maîtres. Ils n’imitent rien. Il y a maintenant des ruptures, des œuvres sûres au Japon. » En effet, chaque artiste donne à voir la beauté de son innocence, perfection scénique où un espace de rêve est préservé. Mikiki Kawamura, avec son Japon survolté, dominé par la consommation effrénée des corps et par son étrange culte des poupées, nous présente l’hypermodernité. Kaori Seki, avec ses jets d’odeurs parfumées, fait serpenter cinq interprètes androgynes, qui s’enroulent en s’engouffrant dans des trous de la scène. Nature et métaphysique font lit commun. 


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Mais le plus fascinant est Kim Itoh, pour sa présence silencieuse, dès son entrée en scène. Avec le chorégraphe du texte Zan Yamashita, il sert des anecdotes librement associées, traduites en anglais et projetées. Du quotidien d’un travailleur japonais à sa réflexion politique, on ne perd pas le fil. Que pense un Japonais, conservateur se sentant menacé par ses voisins ? Et l’Occidental, brandissant son discours de gauche ? Que peut l’artiste ? D’un geste il répond : une échelle verticale, mise en équilibre par sa seule gravité, décrit les forces contraires qui agitent la matière inerte. À la fin, il dessinera le Japon et, mimant un géant bruyant, il l’écrasera sous ses pas. Détruire, cette inconséquence, réduit les actes humains à ne valoir rien. L’artiste, tonnant, lui tend un miroir critique.

Transculture

Dans La Montagne radieuse, le nouvelliste Genyû Sôkyû s’interroge sur la décontamination des sols depuis l’accident de Fukushima. Peut-on « accommoder » la vie et la mort en les entrelaçant pour conjurer l’angoisse ? Dans un essai aussi personnel que savant, la philosophe québécoise Jacynthe Tremblay expose la pensée du philosophe japonais Nishida Kitaro (1870-1945). Or, ce Je suis un lieu (PUM, 2016) ne nous est pas si éloigné. Elle y décrit « […] l’absolu, le concret, la réalité véritable, l’auto-éveil, l’auto-identité contradictoire, le néant, l’individu, la monade », d’après Nishida. Ces concepts imprègnent ce que nous avons vu lors de cette précieuse programmation : le lieu d’un Japon dont nous nous sentons partie prenante à l’instant.

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Abandonnons la lourde subjectivité du moi, semblent dire ces œuvres. Optons pour la relation avec la nature. Comment restaurer l’universel ? À la jouissance, à l’ivresse, au divertissement consumériste, à l’optimisme de la science et des techniques, l’artiste japonais oppose le fait que le mouvement des plaques tectoniques, imperceptible quoique mesurable, est irréversible : il façonne notre sol, là où nous nous tenons. Préférons donc à l’étrangeté sa vérité même. Après que l’artiste borgne Kim Itoh nous aura invités à ingurgiter son œil, enrobé de tempura, il le remettra dans sa cavité vide, plein de sable. Surréalisme douloureux. Quand l’art scénique japonais dénonce l’ambition, l’hégémonie, la science, le nombre, ce sont ces trouvailles incongrues qui nous forcent à reconsidérer la dignité humaine.  
 

crédit photos : ST Spot, Domino Perforations Festival Croatia et GO

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