Minding the gap : le cinéma thérapeutique de Bing Liu

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06.03.2019

Bing Liu, Minding the Gap, ITVS / Kartemquin Films / POV, 2018, 93 minutes.

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Les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) présentent de janvier à mai, dans le cadre de RIDM+, une série de documentaires en première québécoise. C’est grâce à cette initiative qu’était projeté le 27 février dernier au cinéma du Parc Minding the Gap, de Bing Liu. Révélation de l’édition 2018 du festival Sundance et nominé, entre autres, pour l’Oscar du meilleur documentaire, le premier long-métrage du réalisateur a suscité un enthousiasme généralisé en 2018 – justifié, assurément, par des qualités techniques, une sensibilité saisissante et une grande efficacité dans l’art du storytelling.

Minding the Gap a des racines profondes. Des années avant de se tourner définitivement vers le cinéma et de mener à terme son premier long-métrage, Bing Liu filmait et interrogeait déjà régulièrement ses amis et partenaires de skate, et s’exerçait au montage vidéo. Certaines des images captées pendant cette période sont intégrées au film, comme si celui-ci était le déploiement réfléchi d’une pratique d’abord instinctive ou embryonnaire. Le jeu d’aller-retours entre ces « archives » personnelles et les séquences filmées bien plus tard apporte une profondeur temporelle au documentaire, dont le point de départ est l’univers du skate qu’a bien connu le réalisateur. En fait, Bing Liu s’est intéressé à des individus qui, dans cette communauté, font face ou ont eu à faire face à des difficultés familiales et sociales similaires, dans un pays abîmé par les inégalités, la violence et le racisme. Le film dresse en filigrane le portrait des États-Unis d’aujourd’hui. Cela dit, la perspective de Bing Liu est relativement intimiste. On suit tout au long du film Zack et Keire, deux amis natifs, comme le réalisateur, de la petite ville industrielle de Rockford, en Illinois.  Bien plus qu’un simple passe-temps, le skate a été pour Bing Liu dans sa jeunesse, et pour son cercle d’amis, un catalyseur de créativité, offrant par ailleurs la possibilité d’une évasion momentanée et un sentiment d’appartenance à une communauté. En explorant la perception que Zack et Keire ont de leur enfance, de leur quotidien et de leurs perspectives d’avenir, le réalisateur interroge aussi son propre parcours. Il devient par moments objet de son film ou s’observe dans le miroir des histoires de ses deux amis.

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Sans être particulièrement instruit ni même curieux en matière de skate, on peut apprécier dans Minding the Gap les jeux de caméra qui rendent magnifiquement la vitesse, la fluidité et la virtuosité que la pratique permet d’atteindre, particulièrement lorsque l’on suit Zack et Keire dans les rues de Rockford. Entre le skate et le cinéma, d’ailleurs, il y a en partage une semblable inventivité ainsi qu’un rapport au travail et à la persévérance, analogie suggérée à certains moments du film, par exemple lorsque l’on entend l’un des protagonistes dire que c’est le skate qui lui a appris à être passionné.  Mais le skate, comme art ou discipline, a aussi quelque chose qui le rattache plus spécifiquement à l’adolescence et permet d’interroger la façon dont Zack et Keire entrevoient le passage à l’âge adulte, tout juste en train de s’accomplir pour le second. Des deux, c’est Zack, père d’un jeune enfant, qui entretient le rapport le plus antagoniste aux possibilités qu’offre la vie « normée » du monde adulte : « When you’re a kid, you just do. You just act. And somewhere around the line, everyone loses that. » Le film fait se répondre et se contredire, par la succession des images, les slogans des panneaux publicitaires qui s’élèvent au-dessus des autoroutes et les aphorismes inscrits au crayon sous les planches de skate, comme pour souligner davantage le rapports conflictuels entre les deux.

Minding the Gap ne prend pas particulièrement de risques en matière d’expérimentation cinématographique et de proposition esthétique, mais renferme un commentaire de ce que peut, comme art, le cinéma documentaire. C’est l’approche de Bing Liu, et la façon dont elle s’exhibe à certains moments du film, qui en fait à mes yeux une œuvre intéressante. Le film est en cela bien plus qu’un objet d’information, et présente tout un caractère performatif, qui s’articule différemment pour Zack, Keire et, évidemment, Liu lui-même. Le projet s’est accompli sur plusieurs années. Ce déploiement dans le temps, en plus de permettre d’étendre la dimension narrative du film, fait que celui-ci a nécessairement dû prendre une place importante pendant toute une période de la vie des trois amis. Keire avoue à un moment que son expérience a eu sur lui un véritable effet thérapeutique. Dans le cas de Bing Liu, Minding the Gap a eu pour effet, entre autres, de réparer certaines fractures laissées par une situation familiale difficile.

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Il faut retenir à cet égard l’entrevue entre le réalisateur et sa propre mère, qui est le seul segment du film ou celui-ci apparaît lui-même devant la caméra, acceptant de cette façon de se placer dans une posture de vulnérabilité. Ce choix va dans le sens de l’humilité et de l’honnêteté générales de la démarche. Tout au long du film, Bing Liu fait preuve de respect et d’intelligence, par exemple en faisant contribuer ses amis à l’évolution des entrevues. La relation de confiance établie entre le réalisateur et les protagonistes du film a permis, il semble, de faire de l’expérience cinématographique un véritable instrument de connaissance de soi. Bing Liu confronte par ailleurs les discours de ses amis – ceux qu’ils tiennent sur eux-mêmes et sur les autres – pour en montrer certaines limites ou apories. Tout cela avec subtilité, un art de la nuance, et une façon de suggérer sans dire, par exemple par une série de jeux de miroirs et par une utilisation judicieuse des possibilités du montage.

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