Même la fée des étoiles boit de la Molson

joseeyvon
12.10.2018

Le 2 juin dernier, le Festival de poésie de Montréal présentait un spectacle-hommage à la poète Josée Yvon (1950-1994) auquel l’auteure du présent texte avait été invitée à participer. Sa performance n’aura cependant pas eu lieu : vexée de constater que le spectacle ne rendait pas justice à l’intransigeante exigence de l’œuvre de Josée Yvon, Emmanuelle Riendeau a quitté, non sans fracas, la Maison des écrivains, où avait lieu le spectacle, qui s’est poursuivi en son absence. Le texte qui suit est celui qu’elle avait l’intention de livrer au public de la soirée, bonifié cependant de l’expérience de certains textes lus lors de la soirée, qui ont suscité un deuxième temps dans l’écriture de cet hommage.

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Lire Josée Yvon rend indifférent, voire hostile, à beaucoup de livres.

France Théoret, Jet d’encre, no. 21

nous sommes des éventreuses, nous ne prendrons rien de moins

que la Démesure. 

jusqu’à se défoncer, démolir, exploser.

Josée Yvon, Filles-commandos bandées

lire josée yvon 

décape la politesse

déwrenche la retenue

délivre la langue

pas tenable

indomptable

trente-six mille façons

de ne pas se taire

même la fée des étoiles boit de la molson

à quatre heures de l’après-midi

dans le chapiteau de la poésie

on trouve de tout 

sauf des amis

retirée

assise avec une pinte devant sa machine à écrire

en noir et blanc

immatérielle 

elle est morte le 12 juin 1994

je suis née le 9 juin 1993

dans les rayons des bibliothèques

j’ai entremêlé ma vie

en ses trames

JE NE SUIS PAS UNE ENFANT COMME LES AUTRES

quand on éclate, on n’a plus peur

Josée Yvon, Filles-commandos bandées

24 ans plus tard

rendre hommage 

sans faire de vagues

franchement

surfeuse houblonnée

entre la cannette et le réel

la mousse est mince

je préfère l’implosion

au silence

la bière livrée en dix roues

aux importations privées

à celles que j’ai offensées

j’offre

mes hommages

irrespectueux

je me suis tue

pour mieux retranscrire

recopier

les mots des autres

la peine qu’on a est immense et mortelle

pour celles / si seules / qui connaissent

la nuit dans l’insomnie

et le mal de ventre

et recommencer toujours

le même cherchage de pilules

leur tourner le dos carrément

parce que je ne serai jamais d’accord avec un «stage»

malgré la mille provocation

des désennuyés heureux délirants

je trouve tellement plus belle l’ignorance

le parfum cheap qui n’est pas de leur couleur

et mon amour qui n’a aucun rapport

Josée Yvon, Filles-commandos bandées

on passe notre temps à chercher des nouvelles traces d’Yvon des archives non consultées des images rares sniffer les scratches non repérées la BAnQ devenue pawnshop emboîtée vingt-quatre fois des caisses vides à celles remplies contre quelques milliers de dollars reprise au théâtre dans hochelaga l’illusion presque indiscernable entre les lectrices et les actrices reprise dans un micro mielleux bien entendue jamais relue difficile d’approche facile à name drop 

on veut chacun de ses livres réimprimés dans la bibliothèque québécoise en poche accessible aux filles qu’on évince de la soirée pour parler mieux qu’elles de leur « trottoir » puisque l’autofiction a ses limites s’approprier la déconfiture des autres est acceptable si on en fait de belles phrases la littérature se justifie cachée derrière des chèques des enchères d’édition rares en version de luxe capitonnée pendant qu’on se fait narguer demander en combien de versements on peut payer sans l’argent de la prostitution pendant qu’on tente de sacraliser l’inconsacrable pendant qu’on fait de l’autobiographie littéraire on la veut sous le manteau sous le body sous le corset sous la lingerie tranchante comme un couteau porté par mesure préventive

on ne s’en cachera pas

et on ne cessera de la poursuivre de la photocopier de la pdféiser en attendant qu’elle ne puisse s’exporter outre les remparts de nos vies blastées sous les néons des bibliothèques infestées de punaises des universités cul-de-sac des événements parasités dans une ville vidangée malade déjà vue et dite socle de sa fin rempart de nos débuts

plaquer la peur une fois pour toutes, lui marcher dans face

éliminer les entraves, les mythes,les idoles, la notion d’obscénité, de commerce.

dissoudre les vides aspirants, la programmation des bibites

et des ruines et toutes les terreurs qu’on s’invente.

plus jamais traquée, hors de leurs tracks rectilignes, à jamais détraquée

jusqu’à ce que notre pensée ne devienne que pur cristal.

faire coïncider  la pratique et le réel les textes et l’existence d’autres pensent que c’est too much personnages de papier freaks littéraires tant mieux let ‘em talk tandis qu’on fait de notre peau un art total tandis qu’on n’attend pas d’être acceptées pour se faire des apparitions shotguns des crises de parole publique

Qu’est-ce que cette vie qui fait tant de bruit et dont on parle tant?

Je crois que je ne le sais pas du tout, comprendre ce qui est en perpétuel changement,

un remous de vie actuel, cela demande beaucoup de pénétration.

On se connaît mieux dans le passé que dans le présent.

On se comprend mieux avoir vécu qu’on ne se comprend vivre.

Hector de Saint-Denys Garneau, « La vie moderne », Oeuvres en prose

rendre hommage 

n’est pas seulement dire 

mais faire 

sinon laisser sa place

aux travailleuses ombragées

aux crisses de vraies

jamais invitées dans

les maisons faites en papier

mon échelle est en carton

et je pense pogner une drop

partir retrouver

sur un nowhere

tapis et cuir rouge

le ras du plancher de rien pantoute

des vieux records de pagliaro

lyrics gommés de bière et de gras de popcorn

rouler

rouler

il est encore temps de rouler

personne ne peut m’arrêter

plus loin

plus loin

toujours l’idée d’aller plus loin

c’est ma seule raison d’exister

je dépose ma bière

j’entends frapper

et sors de la pièce

et tous veulent y entrer

un fait est étrange : nous pensons autrement.

je me rassure : il a aura toujours des Jocelyne Deraiche, 

des Carole la barmaid du Sombrero pour contribuer

à la mise à mort, le meurtre de l’ordre social

Josée Yvon, Filles-commandos bandées

condamnées à l’authenticité bosseuse aux éraflages publics endommagées pour quelques poignées de lettres prendre les feuilles vierges qui traînent sur le comptoir de la cuisine et s’en servir comme une menace de mort faite au silence on ne se taira pas je ne me calmerai pas la fée des étoiles est une supernova qui nous pisse de la molson tablette dans face et on pogne des bouillons de vague bleutée tipsy winky on s’appuie sur le reverb de sa voix grave l’espérance de vie déchiquetée on rapièce tant qu’on peut les déchirements laissés par sa langue prêtresse des poquées 

assise sur un matelas au sol en bottes de cowboy

ses cicatrices opérant comme dédicaces.
Josée Yvon, « Angel Dust » (À Nancy)

mise à mort 

chaque molson bue

un hommage 

chaque citation  

une forme de résistance

était-elle dans la position de la plaie ou du couteau
Josée Yvon, « China White »

mise à mort

à force de trop vouloir

écrire comme un cutter

car l’abus est notre seul espoir de prospérité et de jouissance
Josée Yvon, Filles-commandos bandées

j’ouvre un nouveau document recommencée from the début je ne poursuis rien décousue plusieurs me savent prévisible imprévisible impulsive qui sera ma victime la proie de mes accusations disent-elles je pointe le fake shit me purge disent-elles la peur que je fasse un speech que j’explose engueulante démissionnaire avant même de m’être produite je reproduis les frasques familiales historique camisole de force historique couteaux dans les murs pop up window défoncée disent-elles écoute fille je le sais j’écoute la même chanson une rainshowers so glad that you came  /01 /01
Pagliaro, Rainshowers
 
deux made a promise to myself I wouldn’t just be a statistic  no no /02 /02
Miley Cyrus, feat. Big Sean, Tangerine (verse de Big Sean)
trois petits coups sur le plafond de ta chambre voudront dire tu peux descendre  /03 /03
Johnny Farago, Trois petits coups
 quatre les portes du pénitencier bientôt vont se fermer est-ce là que je finirai ma vie comme d’autres gars l’ont finie  /04 /04
Johnny Hallyday, Le pénitencier
 cinq I’m a cowboy  (…) I’m wanted dead or alive /05 /05
Bon Jovi, Dead or alive
 fois noyée dans une pléiade d’extraits mal dispatchés rien compris aux structures argumentatives rien compris aux attentes théorie de la réception de mon départ fracassant

l’honnêteté est pour les filles pauvres

un défaut qui peut devenir mortel

Pierre Mac Orlan

[cité par Hubert Aquin 

dans « L’écrivain dans notre société et face aux pouvoirs », Liberté, 13]

poésie trap

sorry I don’t have time for excuses

empathies rédhibitoires

mais, pour tout dire, j’ai mon voyage !!!!

Hubert Aquin, « L’écrivain dans notre société et face aux pouvoirs »,

Liberté, 13(2)

elles m’ont dit que je manquais de respect

quand ce sont elles qui nous policent

quand ce sont elles qui se targuent de dire vrai

j’essaie simplement de ne pas plier

de ne pas céder

so fuck ’em

I’mma get out of here

l’amplitude de mon inconfort

m’évincera 

straight up to the door

paula abdul en beau tabarnak

millenial psychosis

je reviendrai comme un coup de feu

compulsive et dirigée

hotline bling distordue

avec un manuscrit dans ma sacoche

Il en faisait trop, parlait trop fort, intervenait à mauvais escient,

riait pour un rien, pour des choses bêtes, n’écoutait pas.

Se vexa tout à coup, disparut un bon moment

et reparu comme si de rien n’était. (…)

Les gens le fuyaient du regard et refusaient

ce qu’il leur donnait à voir jusque dans leur mimique,

c’était exagéré et inconvenant à leur goût, je le voyais bien

et me disais que ces imbéciles ne savaient rien,

ne comprenaient rien, qu’ils étaient mesquins sans le savoir,

et que c’était ça le pire,se croire tellement bien

alors qu’en réalité ils n’étaient que petits.

Karl Ove Knausgaård, Aux confins du monde

je sais

lire mieux qu’écrire

cracher mieux que boire

décrocher mieux que déposer

répéter mieux que retravailler

exposition exposure explicite expliquée

je planifie mes échecs pendant vos 5 à 7

extorquée 

expulsée

opposée 

à celles qui parlent pour nous 

de nous

sans en être

sans y être

à ces « voix » qui confondent 

nos fractures

pour les leurs

n’étant que foulées frôlées phony fêlées

life vs paper

scarification documentée

vs

radiographies d’ennui

poètes : A

incohérentes sur papier 

attaquantes honorifiques 

dans la vie 

universitaires : D

doctorantes sur papier 

étudiantes libres 

dans la vie

il leur manque l’expérience de la domination subie,

l’étrangeté première à la culture savante, scolaire,

la conscience de son arbitraire,

l’épreuve de la violence symbolique.

Pierre Bergounioux, «Esquisse d’un idéal-type transversal: le bon garçon»,

dans Pierre Bourdieu L’insoumission en héritage,

sous la direction de Édouard Louis, p. 151.

laissez les maganées tranquilles

on va s’occuper toutes seules

comme d’habitude

en offusquant 

l’intelligenstia poétique

en la faisant couler

en disant « on » au lieu d’ « elles »

des larmes fragiles des larmes d’échec

surprenantes larmes surprenantes réactions

ma pauvre chérie
comment pourrions-nous te délivrer
nous puisons dans le délire
Josée Yvon, Filles-missiles

cette fois nous ne sommes pas dans un séminaire

cette fois nous ne sommes pas dans un groupe de recherche

hors de vos murs vos lois ne s’appliquent plus

les lettres de recommandation ne servent plus à rien

ici on n’applaudit pas à la fin de la représentation

ici il n’y a pas de cadre de timing de note

ici il y a s’ouvrir et être prête à ouvrir

aux féministes en cartron en caltron

je préfère le duck tape pleasure tape rose

les transitions arides

et claires

à la figure fugace

manipulation théorique

anti-héroïque

je préfère le real talk

moyen des diminuées

arme des démunies

parfois des ivrognes notoires se rachetaient par un beau jardin cultivé entre deux cuites.

Annie Ernaux, La place

Montréal, 2 juin 2018

 Saint-Pie-de-Guire, 14 septembre 2018

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Pagliaro, Rainshowers
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