Lueurs dans l’obscurité

capture_decran_le_2023-01-10_a_12.10.15_0
10.01.2023

Dernière minute, 2022. Conception, direction artistique, images et scénographie : Claire Bardainne, Adrien Mondot ; Composition et conception sonore : Olivier Mellano ; Conception et développement informatique : Adrien Mondot, Loïs Drouglazet ; Production : Adrien M & Claire ; Coproduction : Les Champs Libres, Rennes ; Théâtre-Sénart, Scène Nationale, Lieusaint ; Chaillot, Théâtre National de la Danse, Paris. Durée : 30 minutes. Présenté au Centre Phi, à Montréal, jusqu’au 5 mars.

///

Pointues, mais accessibles en même temps, les expositions du Centre Phi (sans compter celles de la Fondation) permettent d’expérimenter les sensations que procurent des arts de plus en plus engagés soit dans une mouvance transnationale, soit dans le développement de technologies entrecroisant les disciplines. Dernière Minute remplit l’un de ces objectifs. Liée à l’art performatif et technologique, d’esthétique minimaliste, l’œuvre est efficace et simple à aborder. Sous un angle autobiographique, l’artiste Claire Bardainne présente le lien entre l’acte de répandre les cendres de son père dans la mer et sa grossesse. Dans une mise en scène d’éclairages qui évoque l’océan, le geste et le temps, le public est convié à ressentir deux mystères : la mort et la vie, la crémation et la conception, la disparition et la naissance.

La lumière, qui trace les mouvements de l’œuvre projetée sur un grand écran transparent, placé au centre de la salle noire, figure à la fois les particules du corps devenu cendres et ces cellules qui se multiplient à toute vitesse dans le ventre de la jeune femme. L’œuvre illustre la synchronicité de la dématérialisation et de la présence. Elle célèbre le temps, ce mouvement invisible qui agit sur des corps dont la transformation est inévitable.

capture_decran_le_2023-01-10_a_12.10.31
Photo : Robert Skinner

Performance

Deux danseurs et une danseuse, au moment où j’ai assisté à la projection lumineuse et sonore, effectuaient des roulades, des sauts périlleux, des torsions désordonnées pour figurer ce que le corps médiatise, imite, réalise dans le mouvement des vagues rythmées qui inondent la salle, l’écran vertical transparent et le public. L’humain attire à soi les projecteurs : son agitation même précipite le mouvement cosmique. Le public lui-même, en se déplaçant, stimule des capteurs qui modifient le trajet des projections lumineuses, des points, des traits, des lignes, des effets de tourbillon.

La performance insiste donc sur la présence humaine dans ce chaos naturel, et la souplesse des membres et les sauts des interprètes correspondent au mouvement de la vie à son plus strict jaillissement. La lumière, même stroboscopique, ne présente pas de danger, le toucher de l’image et du son demeure un trompe-l’œil divertissant. Les mouvements dansants, ludiques, imitent ceux des enfants. L’œuvre est un bain à la fois élémentaire et symbolique. Les ondes n’ont-elles pas déjà traversé le corps de la mère, dès la conception, projetant le fœtus en mouvement sur des écrans ?

capture_decran_le_2023-01-10_a_12.10.39
Photo : Robert Skinner

Morts et vivants

Aujourd’hui, la compagnie Adrien M & Claire B est constituée d’une trentaine de collaborateurs, qui présentent deux expositions et trois spectacles en tournée internationale. La réalisation technique est impressionnante. Des interprètes en danse ajoutent le corps à ce médium sans matière ni gravité de l’image animée.

L’espace sonore est essentiel pour soutenir cette sémiologie du passage entre vie et trépas. Malgré tout, l’œuvre demeure froide. Son efficacité plastique, technique, ne masque tout à fait la posture fallacieuse de la célébration. Un tourbillon de lumière peut-il remplacer ce que les rites personnels ont perdu de collectif ? L’œuvre ne questionne-t-elle pas, sans le dire, cette forme contemporaine d’anonymat et de légèreté, qui marque le moment fondamental de l’évanescence humaine ? 

La terre n’est plus la terre ; une mer lumineuse, sans consistance, la remplace. Aérienne, elle laisse les humains gesticuler au sol, plombés par l’immensité dépersonnalisée qui les entoure, un peu gauches et maladroits.  Ils deviennent des ombres estompées par un écran, atomisés par des projecteurs. La correspondance de ces rapports au corps avec nos mœurs dominantes est certaine.

Les ondes blanches vibrent, ponctuent, percent et découpent les corps présents. Lorsqu’une scène derrière le rideau superpose des points blancs aux yeux de quelques spectateurs immobiles et debout, on croirait voir des loups. La transformation est fantastique, et l’instant, effrayant. Une autre scène inattendue tranche ces mêmes personnes en rondins : une hallucinante vision saisit le regard, plus troublante que les vagues projetées.

Ces effets involontaires de la lumière sur les corps vivants ne sont ni du théâtre, ni de la danse, ni de la performance, mais des trouées dans notre consistance humaine. La science-fiction, le surnaturel, « l’inquiétante étrangeté » nous frappent soudain. Un phénomène de présence rappelle que la mort a été refoulée.

capture_decran_le_2023-01-10_a_12.10.24
Photo : Robert Skinner

Cette « Dernière Minute », une minute étirée dans le temps au moment de la mort ou de la naissance, disent les concepteurs et la conceptrice, n’a pas été, à mes yeux, celle qu’on attendait; ou plutôt, elle n’était pas où on l’attendait. Ce ne fut pas un conte où la peur surgit du passage de l’inanimé à l’animé mais, au contraire, une métamorphose de l’humain qui m’a communiqué une minute d’effroi. Pure émotion de l’expérience immersive : voir de l’autre côté du miroir un quidam humain en transformation, touché par un rayon, qui devient alors translucide et comme percé par la nature.

Articles connexes

Voir plus d’articles