L’opéra comme opération

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24.05.2021

Le Désert mauve – un livre à traduire, Performance musicale, dans le cadre du Cabaret Déjanté, Printemps de la musique en collaboration avec le Mois Multi. Direction artistique : Symon Henry; Voix : Sarah Albu, Catherine Debard, Talla Fuchs; Ensemble : Émilie Mouchous (électroacoustique), Benoît Fortier (cor). Rémy Bélanger de Beauport (multi-instrumentiste) ; Coach d’interprétation et accompagnement : Line Nault; lutherie numérique : Alexandre Burton; 22 mai 2021, en ligne.

Le Désert mauve – Tableaux sonores, exposition graphique de Symon Henry, Charpente des fauves ; du 20 au 23 mai 2021.

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Il n’y a pas d’altérité, seulement une alternance dans l’apparence.
J’ai besoin de souplesse et de tension.
Nicole Brossard

Le Désert mauve de Nicole Brossard n’en est pas à sa première adaptation. Déjà, il y a quelques années, Rhizome en avait fait un projet de film devenu mise en scène pour un spectacle multidisciplinaire. C’est à la section intitulée « Un livre à traduire », située en plein centre de l’ouvrage, que Symon Henry s’est consacré.e. D’abord en 2019, avec une première version d’une durée de vingt minutes : Le Désert mauve était un projet graphique devenu performance musicale. Il prend maintenant la forme d’un opéra d’une heure comprenant trois vocalistes et trois musiciens. La trame du roman se prête bien à ce jeu d’interprétation : une traductrice trouve son alter ego dans le personnage de Mélanie, une jeune femme en quête de soi. C’est aussi, comme le fait remarquer Simon Henry, un premier exemple de littérature québécoise à présenter un personnage non-binaire. Plus qu’une histoire, l’autrice offre un univers. L’écriture y déploie une relation organique entre les dimensions sensorielle et intellectuelle, une relation que l’on reconnait aussi au sein de la démarche à la fois synesthésique et revendicatrice de Henry.

Bien qu’iel détienne un diplôme universitaire en piano et qu’iel ait traversé le cursus en composition du Conservatoire de musique de Montréal, Henry ne peut être associé.e qu’au monde de la musique contemporaine. Sa pratique foisonnante déborde vers la littérature et les arts visuels. Iel a publié deux recueils de poésie, dont le dernier en liste, L’Amour des oiseaux moches (Omri, 2020), est abondamment illustré d’abstractions picturales. Taches vives, dégoulinures, fusain estompé, lignes et stratifications : on imagine des compositions spontanées. Pourtant, il s’agit là de partitions mûrement réfléchies. Certaines ont été méditées plus d’un an avant d’apparaître. Dernièrement, de semblables étaient exposées en salle. Nommées Tableaux sonores, les moyens ou les grands formats affichés et les longs parchemins déroulés au sol présentaient une partie du travail de composition dédié au roman de Nicole Brossard. Une vingtaine d’images du corpus, sur la centaine servant à la performance réalisée dans le cadre du Printemps de la musique, donnaient à voir ce qu’il y a à entendre.

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Se jouer de ses propres codes

Depuis longtemps, l’artiste a pris l’habitude de griffonner pour mémoriser ses improvisations. C’est à partir de 2013 qu’iel développe sa démarche de partition graphique. Depuis 2016, il l’applique au Désert Mauve. Iel emploie un code de lecture relativement simple que certains collaborateurs (notamment Rémy Bélanger de Beauport et Benoît Fortier) ont par la suite adopté. La partition est lue de gauche à droite. Chaque couleur correspond à un instrument ou à un personnage. Plus la trace se situe sur le haut de la partition, plus le son en est aigu ; plus elle est foncée, plus le son est fort, tandis qu’à l’inverse, lorsqu’elle est pâle, le son est doux. Certains signes s’y ajoutent, comme l’ovale, qui indique à l’interprète de se promener dans la partition.

Henry a ainsi composé son opéra, y prenant le rôle de chef-d’orchestre en disposant des indications sonores, visuelles et humaines. Iel induit les mouvements à partir de deux écrans, s’assurant du remixage des partitions graphiques et de leur visionnement par les interprètes. Alexandre Burton a réalisé un programme spécifiquement adapté à la démarche de Henry. Cette fine conception de lutherie numérique rend malléables les images et leur associe des comportements. Superposition graphique, défilement, proximité du grain, zoom, flash : l’artiste peut également activer la fonction random et laisser au programme l’odieux ludique de surprendre les musicien.nes. Le programme lui permet ainsi d’explorer ses propres réflexes pour mieux les éviter.

Nous accédons à cette nouvelle version sur la plateforme Zoom en espérant déjà la suivante, puisque les éléments en place appellent à de multiples occurrences. Si la version en ligne a su sustenter la curiosité et la soif de beautés insolites, c’est désormais dans la version fantasmée du compositeur.trice que nous voudrions naviguer en présentiel. Iel prévoit une œuvre installative d’art vivant à durée indéterminée – certainement de plusieurs heures – dans laquelle le public autant que les interprètes pourront déambuler. Ce sera là une occasion de mettre davantage en valeur la collaboratrice Line Nault. De la mise en ligne à la mise en scène, de la mise en bouche à la mise en espace des corps : cette transposition rendra littérale la « posture » des interprètes et de celleux qui se présentent. Plus que traducteurs d’images confinés à l’écran, iels seront gestes d’art vivant.

La musique comme situation

C’est là que la conception artistique de Henry se dessine, dans une volonté de réfléchir l’œuvre non pas comme un déroulement mais comme un lieu dans lequel il y a possibilité de déplacement. La musique de Henry se veut horizontale. Dans sa transdisciplinarité, elle déhiérarchise les arts autant que les genres. Elle brise les standards du format attribués à la musique contemporaine (12 minutes) ainsi que les schémas linéaires constitués de montées, de sommets et de résolutions. Chez Henry, l’œuvre n’est pas un objet mais un processus et l’artiste est tributaire de ce qui l’entoure. Ainsi, iel déclarait en préface du recueil L’Amour des oiseaux moches : « Les démarches qu’on dit « individuelles » sont toujours, à mes yeux, le produit d’une communauté ». Force est d’admettre que la communauté créée autour de Le Désert mauve – un livre à traduire est formée d’artistes exceptionnel.les. Leur prestation, toute en retenue malgré l’exubérance des compositions et du décor de la Chapelle du Séminaire de Québec, était un moment de pure joie.

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Sans être d’une évidence esthétique, il y a donc au cœur de l’œuvre de Henry la question de la relation. Iel avoue d’ailleurs ne pas composer pour des instruments mais en considérant la personne, parfois spécifiquement choisie, qui en jouera. S’iel s’est consacré.e au Désert Mauve après avoir pris contact avec l’autrice, ce n’est pas pour obtenir un simple droit d’adaptation. Iel s’est assuré.e de l’approbation du projet, sinon d’une adhésion à celui-ci, et a trouvé en Nicole Brossard une généreuse interlocutrice. En ce sens, une grande part de la démarche de l’artiste est de l’ordre du relationnel. Le rôle qu’iel s’attribue est de créer du lien : lien entre le contexte dont iel est iel-même issu.e, liens avec les gens qui l’inspirent, liens, finalement, avec un public à qui iel offre un espace interstitiel, voir un tiers-espace. Les interstices de la non-binarité et de la transdisciplinarité, un regard normatif les considèrerait comme des failles. Il est désormais possible d’entrevoir là des chemins de traverse ou des lieux d’exploration inédits.

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