L’insoumission poétique pour contrer l’inertie

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08.04.2019

Pour qu’il y ait un début à votre langue. Texte et mise en scène : Steve Gagnon ; avec Linda Laplante, Frédéric Lemay, Nathalie Mallette, Daniel Parent, Pascale Renaud-Hébert, Claudiane Ruelland, Jonathan St-Armand, Richard Thériault ; une production du Théâtre Jésus, Shakespeare et Caroline. Présenté à la salle Fred-Barry du théâtre Denise-Pelletier du 3 au 20 avril 2019.

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J’ai été initié à l’univers poétique et revendicateur de Steve Gagnon en 2016 avec sa pièce Fendre les lacs ; un coup de cœur immédiat. Je découvrais alors une voix singulière dans le paysage dramaturgique québécois. Une parole engagée, assumée, qui ne fait aucun compromis, qui écorche et ébranle aussi bien qu’elle fascine. Avec une puissance d’évocation dont lui seul a le secret, Gagnon entremêle le ton poétique et le langage quotidien de manière à brosser le portrait d’une société en manque de repères, de croyances et d’idéaux. Dans Pour qu’il y ait un début à votre langue, sa nouvelle création, il poursuit son exploration des thématiques qui lui sont chères en confrontant une jeunesse rêveuse à la génération de leurs parents qui, elle, s’est avachie dans le confort de la soumission. Un appel à la désobéissance qui nous remue pour les bonnes raisons.

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Une poésie revendicatrice

Steve Gagnon dit s’être inspiré de l’œuvre littéraire de Sylvain Trudel pour écrire ce texte, mais également de l’essai Désobéir (2017), du philosophe Frédéric Gros. Il reprend en effet librement la thèse de ce spécialiste de Foucault, qui suggère que notre monde court lentement à sa perte, et que seule la désobéissance nous permettra de survivre à celle-ci. Non pas une désobéissance chaotique, mais saine ; une invitation à se tenir debout pour défendre nos convictions, un désir de remettre en question ce qui semble aller de soi : les certitudes apprises, les conventions sociales, les injustices économiques, les convictions morales, etc.

Cette critique du déterminisme ambiant traverse aussi le texte de Gagnon, particulièrement le discours que tient son protagoniste prénommé Frédéric, ce qui ne peut relever du hasard. Et c’est là toute l’intelligence de Gagnon, qui fait preuve d’une grande rigueur aussi bien dans l’écriture que dans la mise en scène de son spectacle. Chaque mot, chaque élément scénographique qui nous est présenté est porteur de sens, ce qui nous donne l’impression exaltante d’assister à une œuvre aboutie. Pourtant, il s’agit d’un spectacle modeste, mais qui fait preuve d’une telle inventivité et d’une telle maîtrise qu’il n’en faut pas plus pour produire ce que le théâtre a de plus beau à offrir : le pouvoir d’évocation.

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C’est aussi ce qui permet à la notion de prise de parole d’occuper autant de place dans ce spectacle, comme le suggère son titre. Gagnon critique notre apathie collective, le fait que nous sommes tellement conditionné·es par la société (patriarcale, libérale, capitaliste, etc.) que nous préférons nous taire et nous soumettre aux instances disciplinaires pour ne pas faire de vagues, c’est-à-dire pour ne pas troubler le confort que nous assure notre conservatisme.

C’est en réponse à ce désengagement que Frédéric, atteint d’un cancer des os, décide de passer les derniers moments de sa vie dans le mutisme, comme un acte de résistance par rapport à la langue de ses parents, une parole qui ne fait que lui rappeler leur lâcheté et leur résignation. Tout au long de la pièce, le silence indigné de Frédéric contraste avec le flot de parole ininterrompu de ses parents (Daniel Parent et l’hypnotisante Nathalie Mallette) et de sa grand‑mère (réjouissante Linda Laplante), un bruit lancinant, répétitif, qui ne cherche apparemment qu’à combler le vide de leur existence insignifiante, voire à les distraire de leurs insatisfactions et de leur médiocrité ; parler et consommer à outrance pour éviter de réfléchir, pour s’empêcher de prendre conscience d’une insatisfaction face au monde. Une attitude que le personnage ne manque pas de dénoncer à travers les élans poétiques qu’il lance ponctuellement au micro, donnant des airs de happening au spectacle.

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Éloge de l’inconfort

Pour qu’il y ait un début à votre langue est un portrait de société violent, qui trouble autant qu’il amuse tellement il est juste. Gagnon ne prétend pas faire du théâtre qui aurait pour ambition de divertir ; il fait confiance aux sensations inconfortables. Le propos de la pièce est parfois lourd, le jugement qui la traverse est sévère. On rit franc, on rit jaune. On est touché par la fragilité des personnages, par leurs failles et leur désabusement – qui est aussi le nôtre. Le talent de Gagnon est d’arriver à marier tous ces éléments dans un ensemble cohérent. Le jugement y côtoie l’empathie, et on ne peut, comme spectateur, que se sentir impliqué par tout ce qui se déroule sous nos yeux. Cet inconfort se prolonge jusque dans l’utilisation des lieux. En outre, la configuration de la salle Fred-Barry sert parfaitement le propos : son intimité permet d’abolir les frontières entre comédiens et spectateurs, alors que scène et salle se confondent. Le public est aussi installé à l’étroit, cuisse contre cuisse, sur des chaises peu confortables pour un spectacle de plus de deux heures qui ne comporte pas d’entracte. Mais après-coup, on en vient à se dire que ce choix n’était peut-être pas fortuit, en ce sens qu’il appuie l’inconfort que cherche à produire le spectacle. De même, on pourrait dire objectivement que la pièce comporte certaines longueurs, mais cela participe en fait de l’expérience à laquelle nous sommes conviés et s’avère, au final, nécessaire. Les silences, les répétitions, les nombreuses envolées lyriques ; tout trouve son sens du moment qu’on prend un pas de recul.

Le spectacle, porté par une distribution impeccable, a sur nous l’effet de l’harmattan – qui était d’ailleurs le titre de travail de Gagnon, en référence au roman de Trudel. Il s’agit d’un spectacle parfois exigeant, mais dont on sort avec la certitude d’avoir vécu un grand moment de théâtre ; un métaphorique « souffle » qui balaie tout sur son passage, mais qui laisse place à un ciel clair et lumineux.  Si Frédéric souhaite que son mutisme inspire une prise de parole après sa mort, c’est sans aucun doute l’effet que produit le spectacle (et tout particulièrement sa finale) sur les spectateurs, véritable œuvre d’art qui hante l’imaginaire bien après les derniers applaudissements. On en sort galvanisé, inspiré par la beauté de l’être humain qui parvient à se souvenir de la puissance de son agentivité. Car, comme nous le rappelle le magnifique spectacle de Gagnon, la désobéissance n’a pas à être ravageuse ; elle peut aussi être une affirmation d’humanité empreinte d’une grande beauté poétique.

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crédits photos: Dylan Sheper

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