Les œuvres qui nous transportent

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30.05.2022

La plus secrète mémoire des hommes. Texte : Mohamed Mbougar Sarr ; adaptation et mise en lecture : Aristide Tarnagda ; interprétation : Aristide Tarnagda, Odile Sankara ; musique : Antoine Berthiaume ; lumières : Claire Seyller ; un spectacle de l’Association Récréâtrales présenté au Monument-National, dans le cadre du Festival TransAmériques, du 26 au 28 mai 2022.

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L’automne dernier, Mohamed Mbougar Sarr remportait le prix Goncourt pour son roman La plus secrète mémoire des hommes. Il était alors le premier lauréat sénégalais de l’histoire de cette récompense littéraire. Aussitôt, ce titre était sur toutes les lèvres ; sa couverture mélangeant le crème, le noir, le turquoise et l’ocre apparaissait sur l’étalage de toutes les librairies. Nulle surprise, donc, d’apprendre qu’on songe à transposer cette œuvre vers d’autres médiums comme le théâtre. Le spectacle qui est présenté ces jours-ci dans le cadre du Festival TransAmériques est certainement le type d’adaptation le plus simple, mais aussi le plus fidèle, auquel on puisse penser : une mise en lecture.

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Ce que peut la littérature

Il faut l’avouer, on fait souvent la vie dure à ce type de spectacle ; on est tenté d’y voir une forme de paresse ou un manque de moyens, le format lui-même limitant les possibilités de réinvention. Cela dit, la maîtrise et la précision qui se dégage de cette proposition-ci est manifeste. L’adaptation opérée par Aristide Tarnagda est convaincante et cohérente, même pour quelqu’un qui, comme moi – je dois l’admettre –, n’a pas encore trouvé le temps de se plonger dans ce fascinant bouquin. C’est que Tarnagda a opté pour la fragmentation et les ellipses d’une façon judicieuse, nous donnant accès à l’essentiel du récit sans pour autant le travestir ou nous laisser l’impression d’en avoir sacrifié des pans importants. Les extraits ont été sélectionnés de telle façon qu’ils s’enchaînent parfaitement, et ce, malgré leurs ruptures (temporelles, spatiales, narratives). En outre, le fait de valser ainsi d’un fragment à l’autre sans s’empêtrer dans les justifications a deux grandes qualités : on fait confiance à l’intelligence des spectateur·rices et, ce faisant, on ne perd rien du souffle ni de la structure narrative de l’œuvre originale de Sarr.

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Une faiblesse de cette mise en lecture de La plus secrète mémoire des hommes tient cependant à un occasionnel manque de nuance dans l’interprétation. Aristide Tarnagda et Odile Sankara ont une élocution qui convient on ne peut mieux à ce type d’exercice. Leur présence est magnétique ; iels savent capter notre attention avec de simples variations de ton, valsant entre les chuchotements et les cris, ce qui contribue également à dynamiser la dense partition qu’iels ont entre les mains. Mais leur interprétation des différents personnages n’est pas toujours assez distincte l’une de l’autre, ce qui ne nous permet pas de discerner aisément les changements d’interlocuteur·rice ; un brouillage qui est d’ailleurs redoublé par la fragmentation même du texte. Iels utilisent bien sûr quelques accessoires et éléments de costume afin d’incarner ces changements – en plus de confier quelques répliques à Antoine Berthiaume, le musicien qui les accompagne sur scène – mais tout cela ne suffit pas chaque fois à clarifier la situation d’énonciation.

La mémoire et la trace

Un autre point plus faible du spectacle, mais qu’on lui pardonne aisément, est la décision d’avoir conservé de longues tirades dans le découpage final de la mise en lecture. Est-ce que ces envolées lyriques servent toujours le propos et la progression de l’histoire? Pas tout à fait. Mais est-ce qu’on se laisse bercer avec bonheur par leur musicalité et leur densité émotive et philosophique? Assurément. On se trouve alors coincé entre nos impressions de longueur et notre appréciation immense pour le talent d’écrivain de Mohamed Mbougar Sarr. Si notre admiration finit par prendre le dessus sur notre sentiment de lassitude, c’est également grâce aux ambiances visuelles et sonores qui enrobent le spectacle : les lumières de Claire Seyller habillent magnifiquement la scène, passant d’une ambiance générale à des découpages plus serrés. La musique contribue aussi à la cohérence d’ensemble de ce spectacle, nous entraînant malgré nous au cœur de cette vibrante odyssée.

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La qualité de la mise en lecture pensée par Aristide Tarnagda nous offre l’espace nécessaire afin d’apprécier toute la profondeur de La plus secrète mémoire des hommes, un roman qui célèbre le pouvoir de la littérature tout en soulevant d’importantes questions liées à la transmission, l’assimilation, l’authenticité et la colonisation. Comment accueille-t-on et évalue-t-on la littérature africaine en France? Quels critères utilisent les écrivain·es noir·es elleux-mêmes pour juger de leur propre écriture? Le roman de Sarr surprend surtout par l’inventivité et la richesse de son propos, tout comme par l’aisance avec laquelle il parvient à enchâsser les différents récits qui le composent. Tel Diégane, le protagoniste du roman qui est hanté par la découverte du livre mythique d’un auteur disparu, on émerge de cette traversée littéraire avec le sentiment certain que nous reviendrons prochainement à cette histoire qui invite à être dépliée de mille nouvelles façons.

crédits photos : Jessie Mill, Vivien Gaumand

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