L’équilibre de nos relations

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Hygiène sociale, Denis Côté, GreenGround Productions et Inspiratrice & Commandant, 2021, 76 minutes.

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Règle d’hygiène : n’aie jamais deux fois la même pensée.
— Alain, Propos sur le bonheur

Un auteur de films

« Quand un homme depuis trente ans, et à travers cinquante films, raconte à peu près toujours la même histoire, et maintient, le long de cette ligne unique, le même style, il me paraît difficile de ne pas admettre que l’on se trouve, pour une fois, en face de ce qu’il y a après tout de plus rare dans cette industrie : un auteur de films ». Signées par le critique et réalisateur Alexandre Astruc, ces lignes ouvrent le texte liminaire de la 39e livraison des Cahiers du cinéma, numéro spécial consacré à Alfred Hitchcock, figure mythique autour de laquelle au milieu des années 1950 s’est cristallisée la « politique des auteurs ». À travers la reprise différentielle de ses obsessions, de ses marottes et de ses chimères, qui se manifestent en autant de figures et de formes hantant chacune de ses créations, l’« auteur de film » – notion qui, à travers les crises médiatiques et technologiques, continue de définir ce qu’est le cinéma – est celui qui, grâce à une œuvre qui se construit à coup de répétitions et d’insistances, fait apparaître une vérité à la fois intime et universelle, résultat paradoxal de la médiation d’un effort collectif et de l’expression directe d’une pure subjectivité.

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« N’oubliez pas qu’on fait le même film toute notre vie » rappelait Denis Côté, il y a plusieurs années déjà, à un public d’étudiants de l’Université de Montréal lors d’une classe de maître organisée par l’Observatoire du cinéma au Québec. On voit bien là ce qui constitue le cœur de sa démarche et qui fait de lui un auteur de films : la problématique de l’unité. « J’ai l’impression que chacun de mes films répare des erreurs des précédents », ajoutait le réalisateur lors du même entretien. Car, même s’il est vrai que Côté, d’œuvre en œuvre, travaille les mêmes obsessions, cette unité thématique se fait au prix d’un projet d’auto-sabordage où chaque nouveau film, plutôt que de construire sur les bases du précédent, décide de faire table rase et de défendre une tout autre proposition esthétique, une nouvelle posture cinématographique. Par-delà la lettre de l’histoire et les détails techniques de la mise en scène, ce que raconte vraiment le cinéma de Côté, c’est donc cette lutte interne d’une filmographie qui existe à travers son refus d’une unité ronronnante. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que Côté ne prétend pas être un « bon raconteur d’histoires », mais, ce qui est bien différent, un créateur obsédé par le fait même de raconter des histoires, c’est-à-dire par le matériau cinématographique en soi. « C’est dans la contrainte économique que je trouve le plus grand plaisir à expérimenter avec le cinéma, la narration, les formes », lit-on à la fin de l’entretien qui se trouve dans le dossier de presse d’Hygiène sociale, nouvel exercice d’équilibriste, nouvelle quête utopique d’unité.

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Mise à distance/mise en scène

Par son humour, son approche comique et sa surexploitation du langage parlé, Hygiène sociale semble s’éloigner du reste du cinéma de Côté. Les personnages loufoques imaginés par le cinéaste, dans cette série de joutes verbales qui composent le film, resteront bien campés dans leur proverbiale « bulle ». À l’époque où la distanciation sociale est imposée par l’état, Hygiène sociale est ainsi une œuvre qui choisit d’investir, avec un fort esprit d’ironie, le thème de la distance : celle, d’abord, qu’un réalisateur prend avec son propre travail ; celle, ensuite, des rapports que les personnages-monades entretiennent entre eux ; et, enfin, la distance entre le spectateur et le film lui-même qui, malgré son humour et sa légèreté, demeure un objet à la fois opaque et glissant. Imaginé dès l’automne 2015 après un séjour à Sarajevo, Hygiène sociale prend appui sur les lectures que Côté faisait à l’époque sur la Guerre des Balkans, dont il découvre l’absurdité, ainsi que sur son intérêt grandissant pour les descriptions farfelues du quotidien de l’écrivain Robert Walser. Film minimaliste tourné à la sauvette l’été dernier et monté en un temps record, il s’agit néanmoins un projet longuement mûri, dont le titre et le canevas étaient déjà trouvés bien longtemps avant la pandémie de COVID-19. Par cette œuvre anachronique et atemporelle, le réalisateur arrive à prendre du recul par rapport à notre actualité, à son œuvre et au cinéma en général. À la fois film sur rien (donc sur tout) et œuvre conceptuelle qui porte en son sein une haute idée du septième art, Hygiène sociale est un ovni cinématographique qui surplombe notre présent comme une menace caustique face à laquelle le spectateur, s’il accepte le défi, devra trouver le moyen de s’élever.

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Le long métrage, pour l’essentiel, est composé de six plans séquences qui présentent le misanthrope et romantique Antonin (Maxime Gaudet), pickpocket et cinéaste à ses heures, qui se fait constamment interloquer par les femmes de sa vie – sa sœur Solveig (Larissa Corriveau), son épouse Églantine (Évelyne Rompré), sa maîtresse Cassiopée (Ève Duranceau), Rose l’agente dépêchée par le ministère du Revenu (Kathleen Fortin) et Aurore (Éléonore Loiselle), une jeune femme dont le copain a été victime de l’un de ses larcins. Elles semblent toutes s’être donné le mot pour le remettre à sa place, ce qui se traduit par un enchaînement de confrontations insolites. « Je savais que ces échanges seraient un mélange de stoïcisme et de drôlerie improbable. Il me fallait une proposition formelle qui momifierait les joutes oratoires ; quelque chose de très figé qui ne guide pas nécessairement la réaction du spectateur », explique bien Côté, soulignant ainsi l’équilibre que cherche son film entre, d’une part, la nature extravagante des propos échangés (ce « marivaudage hipster ») et, d’autre part, l’ascétisme de l’esthétique qui leur donne forme (les plans séquences apathiques). Alors que Wilcox (2019), filmé en caméra portée dans une mise en scène ostensiblement sensualiste et poétique, était tout en silence et en mouvement, Hygiène sociale est une œuvre immobile et verbeuse construite sur un enchaînement de confrontations captées de loin comme une série de performances théâtrales qui nous présentent des petits guignols en train de s’agiter sur place.

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Ce dispositif, il est vrai, évoque le minimalisme des « vues » Lumière, avant que le cinéma ne s’institutionnalise, ou celui des premières fictions télévisuelles construites sur le paradigme de l’oralité et de la fixité de l’image, comme si Côté était à la recherche d’une forme d’origine ou, à l’instar du romantique Antonin, d’une forme de pureté. Cette proposition cinématographique d’apparence janséniste a pour but d’amener le spectateur au seuil de l’univers décrit par le film, mais toujours en gardant une distance, qui fonctionne à la fois comme une frustration et comme une invitation à la rêverie – une des plus grandes qualités d’un film, pour Côté, étant d’être capable de nous mettre en état de penser à autre chose (comme le font certains films « ouverts » de David Lynch ou de Claire Denis). Ainsi, les personnages apparaissent pour ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire comme les pions ou les poupées d’un monde beaucoup plus vaste, celui-là même dont on devine l’existence dans le hors champ, par-delà les vallées et les forêts, et qui est sans cesse évoqué et remodelé par le pouvoir créateur des mots. Dans ce film aussi frontal et direct que peuvent l’être ses personnages, on sent, comme jamais, le désir d’écumage qui habite Côté depuis ses premiers longs métrages : il faut débarrasser le film de tout ce qui est superflu – insert, establishing shot, plans de transitions, etc. – pour ne conserver que l’essentiel, laissant ainsi au spectateur le soin de recomposer lui-même les ellipses et de s’approprier l’œuvre, de devenir actif pour en reconstituer l’unité.« Le film est très théâtral et figé, mais j’aime penser qu’il dessine un pont vers le langage du cinéma », conclut Côté lorsqu’on lui demande de justifier la forme choisie pour son film. Et c’est bien là, au fond, qu’une forme de magie opère : même s’il est volontairement conçu comme un film sec et refermé sur lui-même, Hygiène sociale ne fait que parler du monde, celui-là même qu’Antonin veut fuir, nous amenant à réfléchir à ses conditions d’existence, nous forçant à le recomposer, à nous projeter en lui et à souhaiter son apparition à l’écran, bref, à faire nous-mêmes notre cinéma. Côté ne raconte pas tant une histoire qu’il exhibe un dispositif de mise en scène, à première vue très strict et contraignant, mais dont le spectateur apprendra progressivement à se défaire, gagnant de plus en plus de liberté et d’autonomie, comprenant ainsi que c’est à lui de choisir où porter son attention, le film n’étant qu’une voie d’accès à son propre imaginaire et à sa propre sensibilité. Alors qu’on aurait l’impression, au premier abord, qu’Hygiène sociale ne laisse aucune marge de manœuvre au spectateur, voilà que la réalité est en fait tout autre : prônant une saine distance entre l’univers filmique et l’univers du spectateur, refusant la soi-disant transparence du langage cinématographique classique, Côté fait éclater les menottes du cinéma conventionnel, dont tout l’art, en dépit des meilleures intentions, consiste à nous dire quoi et quand penser, alors qu’au contraire le cinéma devrait être une occasion d’apprendre à penser et à sentir par soi-même.

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Cette pédagogie de l’image et cette hygiène audiovisuelle portent d’ailleurs leurs fruits à même le film, alors que, à de rares moments, le dispositif théâtral est brisé au profit d’un nouveau rapport à la mise en scène, où une caméra mobile nous fait découvrir certains aspects du monde dans lequel évoluent les protagonistes qui jusque-là ne nous étaient accessibles qu’à travers la distance. Respirations entre chaque long plan séquence, sorte de microrécits sans paroles, ces courts moments – culminant dans une suite de gros plans de tous les personnages du film, alors que la musique de Lebanon Hanover vient briser la bulle de la fiction – permettent de découvrir sous un autre angle ce réel que nous avions sous les yeux sans en discerner les détails. « Le cinéma, c’est ce qui fait le pont entre ce qu’est le réel et ce que pourrait être le monde », dit Antonin à Aurore. N’est-ce pas là, en somme, ce que met en œuvre Côté, transmuant la frustration d’un dispositif austère en machine d’émerveillement qui, sans l’outillage de la psychologie et du récit, propose de percer la monotonie de l’ordinaire et de faire tomber les codes de la vie sociale pour nous permettre, le temps d’une fable loufoque et merveilleuse, de redécouvrir les choses simples – un arbre, une fleur, un ciel, un regard –, c’est-à-dire, en dernière instance, de voir et de toucher le monde comme pour la première fois ?

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Le vrai contemporain

« Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais […] précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps », écrit Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain ?. Côté est ce « vrai contemporain » dont parle ici le philosophe, non pas en ce qu’il est « de son temps » et qu’il adhère aux modes du moment, mais en ce que son œuvre manifeste un constant déphasage et un anachronisme – dont Hygiène sociale est peut-être le sommet – visant à penser autrement le présent, le nouveau et l’actuel. Chaque film – ceux sur lesquels on écrit ou ceux que l’on réalise soi-même – est une occasion de penser le cinéma, d’en déplier les paradoxes, d’en découper les contradictions, non pas dans une perspective purement esthétique, mais tout simplement pour mieux comprendre le monde, puisque le cinéma – Antonin nous l’a bien dit – est un équilibre de relations qui permet de construire des ponts vers le réel.

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« Le réel vous occupe trop, cher Antonin », lance Aurore au dandy cinéaste, alter ego sardonique de Côté. Or, être contemporain, c’est exactement cela : ne jamais prendre le réel pour acquis, se donner comme règle d’hygiène de toujours faire un pas de côté pour le voir sous un autre angle, quitte à se faire violence, puis recommencer ensuite.

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