L’enfantement ne fait pas la femme

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17.06.2020

Claire Legendre (dir.), Nullipares, Montréal, Hamac, 2020, 144 p.

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« [L]a nulliparité est une flèche qui traverse nos vies, et, peut-être, les réunit. »

« Nullipare », je l’ai appris dans ce livre, désigne une femme inféconde, qui n’a jamais accouché – identification par la négative, par la réduction à une fonction biologique non remplie (par choix ou par impossibilité, peu importe). La nulliparité est « une flèche qui traverse [les] vies » des femmes qu’elle qualifie « et, peut-être, les réunit », écrit Claire Legendre dans la préface au collectif rassemblant les témoignages de dix d’entre elles. Agathe Raybaud, Sylvie Massicotte, Brigitte Faivre-Duboz, Catherine Voyer-Léger, Hélène Charmay, Martine-Emmanuelle Lapointe, Jeanne Bovet, Claire Legendre, Camille Deslauriers et Monique Proulx prennent à bras le corps la violence de cet adjectif général(isant) qu’elles décomposent, transformant du même coup une condition limitative en un éventail d’histoires humaines, singulières.

Il y a celles qui ne peuvent pas donner naissance, celles qui ne l’ont jamais voulu, celles qui l’auraient peut-être souhaité mais pour qui le bon contexte ne s’est jamais présenté, celles qui ont vécu sans s’interroger à ce sujet jusqu’à ce que la réponse apparaisse d’elle-même. Les témoignages ici rassemblés parcourent le spectre des (im)possibilités, éclairant, pour une rare fois, la complexité de l’expérience du non-enfantement. Si la question du choix est au cœur de ces récits (celui de procréer ou non, celui de demeurer sans enfant ou de se tourner vers les méthodes alternatives ou l’adoption), c’est la mise en lumière de tout ce qui l’entoure qui sert de caisse de résonnance où les différentes voix peuvent se mêler, se superposer, se relancer. Ce qui entoure ce choix : c’est-à-dire les a priori culturels et sociaux, les relations amoureuses, les conditions dans lesquelles se prennent ces décisions, les structures familiales et la conception normative de la parentalité, les politiques du corps. On se rend alors compte que ce qui se retrouve au creux de la question de la nulliparité, c’est bien, encore et toujours, l’articulation entre l’intime et le public.

« quelque chose comme une universelle évidence »

Mais pourquoi, si le choix de ne pas enfanter fait aujourd’hui partie de l’éventail des possibles, est-il toujours aussi nécessaire de le justifier ? Parce que ce qui est possible n’est pas forcément accepté pour autant… Souvent, il ne peut s’agir uniquement de dire non, de dire comme le fait Jeanne Bovet, « [ç]a n’a pas adonné, ça n’a pas eu lieu, ça aurait peut-être pu, mais ça ne s’est pas produit. Les circonstances n’étaient pas favorables, je n’ai pas fait le bon choix, l’amour était trop important, la conviction n’était pas suffisante, les conditions n’étaient pas réunies ». Ainsi, si l’injonction de justification est directement attaquée dans la plupart des contributions, l’habitude de confronter le jugement social semble si ancrée que c’est bien elle qui apparaît, malgré tout, en filigrane de nombreux textes.

Plusieurs m’ont paru, de ce fait, être en écrit en réponse au discours social : sur l’évidence de l’enfantement, l’intériorisation d’une identité féminine qui s’inscrirait dans la maternité, l’utilité sociale, la normativité. Pression sociale, familiale, voire même médicale comme en témoigne le texte d’Agathe Raybaud, les différentes histoires présentées ici mettent en lumière la difficulté, pour la femme, de se défaire de sa destinée biologique. Comme l’écrit Brigitte Faivre-Duboz, il y a « quelque chose comme une universelle évidence, qui s’impose, encore au XXIe siècle, plus d’un demi-siècle après la parution du Deuxième sexe, avec une force telle qu’on peut considérer qu’y déroger constitue une forme de transgression : une femme, ça enfante. Trois vagues de féminisme et un mouvement sex-positive n’auront pas suffi à faire sortir de la marge le choix de ne pas procréer ni, si j’en crois mon sondage auprès d’amies trentenaires, à sortir d’usage les “tu changeras d’idée” ni, et c’est le plus important selon moi, à libérer la parole autour de ce choix ».

C’est bien à la libération de cette parole que contribue Nullipares, même si celle-ci passe encore par la nécessité d’expliquer. Hasard ou ligne directrice, on retrouve dans la majorité des textes rassemblés un geste de mise en récit qui s’attache à remonter le fil des événements, la suite des causes et des effets ayant abouti à cette vie se développant hors de la maternité, à en questionner le contexte et l’histoire (tant la grande que la petite). Peut-être parce qu’il importe de créer une narration dans laquelle inscrire cette forme d’existence, parce que « [c]e choix exige, bien plus qu’un simple contrôle de sa fécondité, que l’on s’invente une vie à soi en raison de la quasi-absence de modèles » (Brigitte Faivre-Duboz). Il faut imaginer son propre récit, trouver le moyen de ne pas l’écrire en négatif : « Si, pour répondre à la question “Where are your husband and children?”, j’ai fini par m’inventer un mari et des enfants, c’est peut-être aussi pour cesser d’avoir à me définir par la négative », écrit encore Brigitte Faivre-Duboz. « Comment y échapper ? Comment parler de mon choix sans recourir au “ne pas”, au “refus” ? Comment répondre autre chose que “non” au ”tu changeras d’idée” ? Que répondre à tous ceux qui nous lancent : “Mais toi, tu n’as pas d’enfants…” ? Comment contrer par l’affirmative l’épithète “égoïste” dont on affuble souvent celles qui ont fait ce choix ? » Il me semble que c’est à ces questions que s’attachent à répondre, chacune à leur façon, les différentes contributions à Nullipares – sans toujours y parvenir. Ce n’est pourtant pas un constat d’échec, seulement une confirmation du chemin qu’il reste à faire pour en arriver à une réelle liberté de choix.

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