Le sang et le sommeil du monde

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17.11.2015

Héroïne(s). Mise en scène et texte de Nicolas Berzi ; scénographie et conception vidéo de Jean-François Boisvenue ; costumes, accessoires et graphisme de Claire Renaud ; lumières de Martin Sirois ; conception électro-acoustique de Simon Chioini ; musique en direct de Dominic Marion ; avec Pascal Contamine, Livia Sassoli et Marie-Laurence Lévesque.

Une création multidisciplinaire de Nicolas Berzi / Artiste Inconnu, présentée à La Chapelle du 12 au 21 novembre 2015.

 

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Voilà que nous sommes passés de Papaver rhoeas à Papaver somniferum, du pavot rouge au pavot somnifère, de la guerre à l’héroïne ; « les thèmes s’entrecoupent des fois, c’est mal fait », déplore-t-on à un moment donné dans ce spectacle fascinant qui a pris l’affiche à La Chapelle le lendemain du Jour du Souvenir. C’est d’ailleurs des cercueils qui attendent les spectateurs dans le lieu qui n’a, il me semble, jamais été aussi rempli. Ici trois vulgaires boîtes faites du même aggloméré de bois qui compose en fait tout le décor – un imposant plan incliné jusqu’au fameux mur de brique noire que la scène contemporaine nous a habitués à voir dénudé ; dans le jargon de la construction on dit de la rip pressée, matériau brut dont se construit Héroïne(s) : la mort accélérée.

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Les caisses d’abord recouvertes d’une neige lumineuse trahissent la perte d’un signal, et ne demeure du white noise, qui est sensé endormir, que son aspect visuel… jusqu’à ce que les premiers mots du spectacle percent le silence des trois voix qui ne pourraient être qu’une seule : « Je n’entends pas mon enfant… », paroles inquiètes et presque robotisées de Marie-Laurence, 32 ans, qui, à l’instar de Livia (30 ans) et de Pascal-pas-de-e-à-la-fin (44 ans), laissera échapper en guise d’introduction à son témoignage : « J’suis l’héroïne. » Victimes et bourreaux d’elles-mêmes, donc, ces trois femmes-objets, en se demandant « Comment je m’appelle, déjà ? », se retrouvent constamment propulsées dans un réel où, « comme dans un souper de famille », il faut « joue[r] à des jeux pour pas s’arracher la tête ».

La ligne est effectivement mince entre le problème et la solution, entre le façonné et le réel – ou l’inverse, c’est selon. Tout comme on sait l’historique des psychotropes qui, en anglais, se voient amalgamés sous un même mot pour désigner à la fois drogue et médicament. Dans le requiem de Nicolas Berzi, nous voilà confrontés, loin des plus coriaces stéréotypes, aux différents états de la consommation qui reposent, chacun, sur le jeu incessant des sensations ; ainsi les spectateurs « subissent » (le mot vient des concepteurs), dans le désordre, la première injection, la dépendance, le manque, la rechute, la désintoxication et l’overdose. Et comme consommer veut dire détruire, la proposition la consommation d’héroïne(s), certes banale de nos jours, ouvre la voie, au-delà de la seule inspiration thématique, à toute une réflexion sur la narrativité du théâtre, notamment lorsque les trois interprètes décrochent de leurs personnages afin de s’adonner à quelques devinettes… simple jeu d’enfant qui, plaisir personnel pour l’un(e), exercice de sadisme pour l’autre, permet d’interrompre la représentation comme pour faire entrer l’auditoire dans un vrai centre de désintox. Se désennuyer, se guérir ou se faire carrément souffrir : cela s’applique autant à la consommation qu’à l’acte théâtral, réalité qu’abordent par soubresauts continus ces talentueux artistes.

La valeur sémantique du spectacle psychédélique se voit enrichie par une utilisation impressionnante des moyens techniques de la part d’Artiste Inconnu – compagnie de création que Berzi a fondée en 2013 avec Livia Sassoli, Jean-François Boisvenue et Dominic Marion –, les projections de Boisvenue et le travail sur la lumière très réussi de Martin Sirois exacerbant cette « confrontation radicale » que se veut Héroïne(s). Cela est d’autant plus louable que plusieurs entreprises qui se disent multi- (ou inter- ou trans- ou … on connaît la pilule !) disciplinaires nous ont malheureusement habitués à voir le contenu négligé au profit de l’effet.

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Dans une époque entièrement médiatisée qui a tendance à élever en héros ceux qui aiment détruire en leur accordant plus d’attention qu’à ceux et celles qui en paient le coût, et où le manichéisme acharné et violent demeure le sceau de trop d’esprits, Héroïne(s) vient (dés)articuler de façon brillante la question de la responsabilité ; bombardé par les événements – et les discours – effroyables des derniers jours, je ne puis m’empêcher de réentendre ces mots du spectacle : « C’est poche non ? / As-tu déjà ressenti ça ? / Que tout ce que tu peux faire, même rien faire, faisait juste empirer la situation… » En s’intéressant notamment aux individus marginaux et aux défaillances humaines, Artiste Inconnu interroge les innombrables paradoxes de nos dépendances, terrible univers entre le sang et le sommeil du monde.

crédit photos : Justine Latour

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