Le goût de la cendre

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13.11.2017

Simon Lavoie, La petite fille qui aimait trop les allumettes, GPA Films, 2017, 111 minutes.

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En adaptant le roman La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy, succès d’estime devenu lecture obligatoire dans nos cégeps et traduit dans presque autant de langues que la quantité de bâtonnets à l’embout inflammable dans une petite boîte, Simon Lavoie nous confirme qu’il est possible de transposer en images notre littérature sans la pervertir. De s’en inspirer sans l’avilir. Le germe de cette confirmation, Lavoie l’avait semé en 2012 avec son Torrent tiré du recueil de nouvelles d’Anne Hébert. 

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Lavoie, qui constitue avec Mathieu Denis une abstraction bicéphale ayant donné naissance à deux films considérés parmi les plus infâmes jamais produits au Québec (Laurentie et Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau), propose avec ce dernier film solo une empreinte négative du Torrent. D’un film à l’autre, plusieurs éléments se font écho, notamment l’époque (vague, mais précédant la Révolution tranquille, voire la Grande Noirceur), le décor (des domaines isolés, coupés de la civilisation) et les thématiques (les dominations parentales et religieuses). On y retrouve un leitmotiv présent depuis Le déserteur en 2008, son premier long métrage, soit cette fascination pour un Québec d’antan, jamais perçu comme un objet statique, évocateur d’une nostalgie stérile, réchauffée, mais comme territoire laissé en friche d’où peuvent être excavés les signes de traumatismes que nous peinons encore à résoudre. Si l’adage veut qu’il faille savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va, considérons La petite fille qui aimait trop les allumettes comme l’antépisode parfait de Ceux qui font les révolutions à moitié…

Chassez le sacré…

Isolés sur un domaine à l’orée des bois, deux adolescents (Marine Johnson et Antoine L’Écuyer) sont soumis au joug d’un père mystique (Jean-François Casabonne), à travers lequel s’exprime la parole sainte. L’homme les a convaincus qu’ils ont été modelés de ses propres mains dans de la glaise et que sa fille est en réalité un garçon, son sexe s’étant détaché de son corps en bas âge. Bien que le frère et la sœur n’aient jamais eu de contact avec le monde extérieur et que ceux de l’esprit et de la chair leur soient inconnus, la jeune femme, qui lit en cachette les écrits de Pascal, soupçonne leur père de leur mentir. Avec son frère, ils seront contraints de se frotter au reste du monde lorsqu’ils découvriront leur père pendu au bout d’une corde, d’abord pour l’enterrer, ensuite pour continuer d’exister. La jeune femme pourrait fuir, si ce n’était du monstre captif dans l’un des bâtiments de la propriété. Le jeune homme, qui a toujours été plus perméable à l’endoctrinement, sombre peu à peu dans un rigorisme à deux vitesses, heureux d’emprunter les habits et d’empoigner la carabine du paternel. 

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L’Évangile selon Simon
 
La petite fille qui aimait trop les allumettes est un récit initiatique tel que l’entendent les allemands, nourrit d’ailleurs au conte des frères Grimm et au roman Southern Gothic, qui débute dans les ténèbres et chemine péniblement vers la lumière. Cette adaptation cinématographique de Lavoie, merveilleusement réalisée, se réclame autant de La nuit du chasseur de Charles Laughton (1955) que du Ruban blanc d’Haneke (2010) dans la mesure où, dans ces films, l’enfance ira rapidement se buter contre l’absurdité, la violence et l’hypocrisie du monde adulte. Sous le couvert de la piété (le tueur en série en révérend autoproclamé dans La nuit du chasseur ou le pasteur despotique dans Le ruban blanc) les adultes violent et tuent en toute impunité, ou perdent contact avec la réalité. Lorsque la jeune femme parvient au village le plus près, la communication avec le prêtre, unique représentant et porte-parole, est impossible. Mais son ignorance des us et coutumes des « civilisés » (elle pénètre dans l’église avec son cheval) ne fait pas d’elle une « sauvage » : devant ce monstre qu’on entrevoit à la dérobée, qui couine, grogne, sorte de point aveugle du récit, elle fait preuve d’empathie. Sensible à sa souffrance, elle est incapable de concevoir sa laideur.
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Cette distorsion des perspectives se traduit littéralement par l’utilisation d’objectifs grand-angles et par la prédominance de plans rapprochés, aux contours flous, filmés caméra à l’épaule. Lavoie déploie ici une grammaire riche, contrôlée, au service du propos. La petite fille qui aimait trop les allumettes est en dialogue constant avec le spectateur et parvient sans trop de peine à provoquer l’identification à ce personnage fort de femme insoumise, en train de se faire, merveilleusement interprété par Marine Johnson.
 
Réputé inadaptable, abandonné à divers stades de production depuis plus de dix ans, La petite fille aimait trop les allumettes fait le saut à l’écran en préservant sa part de tragique et de grotesque. Si la plume follement inventive de Soucy ne pouvait survivre au jeu de l’adaptation, la puissance de sa sinistre fable est demeurée intacte. Lorsqu’il se frotte au présent, Lavoie peut apparaître comme un cynique quelque peu désabusé par la direction que prend le Québec, mais en plongeant ainsi dans notre passé, même imaginaire, il ouvre de fascinants champs d’interprétation de notre histoire sans jamais sombrer dans le didactisme et les idées préconçues. Signe qu’il se trouve dans ce film du cinéma, du type qu’on ne rencontre pas assez souvent par les temps qui courent. 
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crédit photos : Max Rheault

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