L’amour qu’on dit

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Antoine et Cléopâtre, texte de Tiago Rodrigues avec des citations de Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare ; mise en scène de Tiago Rodrigues ; avec Sofia Dias et Vítor Roriz ; une création de Teatro Nacional D. Maria II et Mundo Perfeito ; présenté à la Cinquième Salle de la Place des Arts du 27 au 29 mai 2017.

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Antoine et Cléopâtre sont synonymes de manipulation, d’excès, voire de mégalomanie – jusque dans l’historique même des adaptations de l’œuvre de Shakespeare, notamment le film Cléopâtre, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, qui a marqué les esprits par sa démesure. Loin de tout monumentalisme, Tiago Rodrigues revisite l’histoire du couple royal aux destinées malheureuses avec dénuement. Antoine et Cléopâtre sont ici Vítor Roriz et Sofia Dias, couple dans la vie et sur scène, d’abord chorégraphes plutôt que comédiens, qui jouent le spectacle en français depuis 2016 après l’avoir créé en portugais. On s’attend à voir des corps prendre le devant de la scène, mais c’est plutôt la parole qui domine le spectacle de Rodrigues. L’adresse y est en effet fondamentale, puisque c’est en parlant que les deux comédiens font exister les choses, les êtres et les sentiments.

Le metteur en scène portugais s’empare de la tragédie shakespearienne avec une liberté absolue, rappelant que l’adaptation est d’abord un acte de lecture, au sens le plus large du terme. Il l’explique lui-même dans l’entrevue incluse dans le programme du spectacle : « Lire avec les yeux du présent m’oblige à ne pas respecter l’original, à trahir, à inventer. » La première trahison, c’est évidemment refuser le monumental : d’une pièce à 40 personnages, Rodrigues passe à un duo, concentrant tout le spectacle autour du couple pivot. Mais si le metteur en scène conserve la progression de la tragédie – le couple vit successivement la passion, le doute, la rupture pour des raisons politiques, le retour de la passion, la trahison par jalousie, puis enfin la mort –, il en concentre les thèmes (passion, amour, pouvoir) loin des référents historiques.

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Je est l’autre

Avec un plateau presque nu – un mobile géant en arrière-plan pour évoquer à la fois le soleil, le ciel, les jeux d’enfants et le temps cyclique ; une table-tournante en avant-scène que les comédiens activeront eux-mêmes –, le metteur en scène s’appuie sur le contrat implicite du théâtre : la scène est un monde de jeu, ce que vous voyez est réel et fictif à la fois, les comédiens sont toujours présents derrière les personnages. Le dispositif d’énonciation installe de la distance et aiguise le regard des spectateurs : Roriz parle pour Cléopâtre, Dias pour Antoine, énonçant à voix haute ce que l’autre fait et pense.

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D’emblée, Roriz et Dias agissent comme des marionnettistes, bras tendus pour signaler la position des corps, jouant par la même occasion avec l’idée même de présence. Ils « entrent dans le présent » pour se recentrer sur le récit et connecter les personnages à leur propre histoire ; ils hésitent ici et là pour choisir le bon mot et relancer l’histoire. Les transitions entre chaque acte sont marquées par des extraits de la bande sonore du film Cléopâtre, signée Alex North, pendant que les comédiens discutent tranquillement en buvant de l’eau. Là encore, Rodrigues est habile puisqu’il marque la distance tout en demeurant dans l’histoire à raconter ; la musique épique garde le spectateur accroché et rappelle les parallèles inévitables entre le couple fictionnel (Antoine et Cléopâtre) et le couple réel (Roriz et Dias).

Le récit prend rapidement des airs de duel verbal, chaque comédien tente de prévoir les réactions de l’autre, essayant de reprendre la balle au bond pour donner le pouvoir à son personnage. Parce que c’est bien de pouvoir dont il s’agit : pouvoir politique, oui, mais surtout pouvoir amoureux, la pièce mettant à nu les relations de domination qui s’installent dans toute relation amoureuse ; lorsqu’il s’agit de se réconcilier, l’un et l’autre refusent de fléchir en premier pour avouer son désir brûlant. Les contacts physiques sont d’ailleurs minimaux, presqu’inexistants, avant la fin de la représentation, comme pour rappeler que cette relation n’est jamais complètement actualisée.

Du théâtre et du pouvoir

La proposition formelle de Rodrigues se tient toujours sur le fil du rasoir. La répétition soutenue de verbes d’action (« Cléopâtre/Antoine inspire, expire, marche, dort, respire… ») menace régulièrement d’ennuyer, mais à chaque fois, cette répétition est récupérée par une nouvelle idée de mise en scène. Les retrouvailles du couple, par exemple, s’opèrent par un jeu sur la métaphore de l’ombre comme souvenir qui hante l’esprit (« Antoine sent que les mots lui échappent, il danse avec l’ombre de Cléopâtre »), métaphore devenue littérale lorsque les lumières projettent des ombres massives sur le plancher pour que les corps se retrouvent. Au fur et à mesure que le spectacle progresse, les comédiens passent du « Cléopâtre dit… » à « Tu dis… », puis « Je dis… » C’est un cliché de dire d’une œuvre que le fond et la forme s’épousent si bien, mais c’est quand même la plus grande réussite de cet Antoine et Cléopâtre. L’ennui qui guette les spectateurs, c’est aussi celui qui menace le couple jusque dans ses plus profonds retranchements et dont il faut toujours essayer de sortir.

Jusque dans leur dernier souffle, les amoureux parlent pour continuer à vivre. Alors qu’Antoine se meurt, ils se lancent dans un mantra hypnotique, rythmique et ludique, où chacun guide et relance l’autre à partir de sonorités déformées pour rejouer leur relation plutôt que de la voir mourir. On passe de « la corde » qui permet à Antoine-presque-mort de rejoindre Cléopâtre-embarrée-dans-sa-tour à « d’accord », puis le chant incantatoire s’emballe : « un corps/encore », « ton cœur/vainqueur », qui les mènera jusqu’à « séduit/c’est lui/c’est la nuit de sa vie qui s’enfuit », en passant par « mon amour/mort d’amour » ou encore « l’envie s’en va/serre-moi ». Mais comme c’est une tragédie, même leur parole ne peut conjurer la mort, elle s’épuise elle aussi.

Rodrigues fait preuve d’une conscience aigüe des pouvoirs de la théâtralité, jouant sur la tension fondamentale entre corps, parole, personnage et comédien pour s’emparer habilement de Shakespeare. En ce sens, sa relecture d’Antoine et Cléopâtre s’appuie moins sur une interprétation originale de l’œuvre – il exacerbe les thèmes de l’œuvre originale et la toxicité du couple – que sur une intelligence de la scène. 

crédit photos : Magda Bizarro

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