La toute-puissance de l’histoire

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03.09.2020

Félix Rose, Les Rose, Office national du film du Canada / Babel films, 2020, 127 minutes.

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Âgé de treize ans, Félix Rose dirige une caméra sur son père, Paul Rose, figure célèbre, autrefois militant du Front de libération du Québec (FLQ) au sein de la cellule Chénier. Il a des questions sur le passé de sa famille, qu’il vient d’entrevoir pour la première fois, dans certaines allusions qu’on lui a faites. Par cette ouverture, le film se présente d’emblée comme une quête éminemment personnelle du fils sur son père, liée à une réflexion sur les thèmes de l’héritage et de la mémoire. Pour accomplir ce projet, le fils devenu documentariste a pu compter sur des matériaux abondants et variés, notamment des images tirées d’archives et de films préexistants, ainsi qu’une longue entrevue en plusieurs jours qu’il a menée avec son oncle Jacques Rose, frère de Paul, lui aussi membre de la cellule Chénier.

Histoire de famille

L’enquête toute subjective que fait miroiter le début du film reste au cœur de la démarche du réalisateur, mais se subordonne à une approche documentaire assez classique, qui présente une (longue) série de faits de manière relativement chronologique. La trame ainsi tissée présente d’abord le quotidien de la famille Rose dans Ville Jacques-Cartier, lieu emblématique de misère socio-économique d’une grande partie de la population québécoise avant la Révolution tranquille. Défilent ensuite les premiers gestes politiques de Paul et de Jacques et leur ralliement à la cause felquiste, les événements entourant la Crise d’octobre, le procès de Paul Rose et des autres membres de la cellule Chénier, pour ne nommer que quelques éléments. Le film accorde beaucoup d’attention à la mère des Rose, joliment nommée Rose Rose, dont la personnalité et la trajectoire, influencée par celle de ses enfants, sont plutôt flamboyantes. La figure qui domine est cependant celle de Paul Rose, qu’on apprend à connaître de façon plus intime tout au long du film. On découvre un homme pour qui le militantisme fut une essence, une véritable forme de vie, de ses revendications comme professeur dans une école primaire défavorisée à sa participation aux comités de détenus pendant son incarcération.

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Cette perspective « familiale » n’empêche pas que soient évoqués dans le film plusieurs moments décisifs de l’histoire québécoise, dont certains sont probablement peu connus aujourd’hui. Le documentaire rappelle notamment que c’est pendant le procès de Paul Rose que, grâce à une action subversive du Front de libération des femmes du Québec, les femmes ont obtenu le droit de siéger comme jurés dans les causes civiles et criminelles, ce que seuls le Québec et Terre-Neuve interdisaient encore en 1971. On rappelle également que ce sont les frères Rose et leur ami Francis Simard qui sont derrière l’ancienne Maison du pêcheur, à Percé, créée dans l’objectif d’implanter les premières auberges de jeunesse au Québec. Le film peint en filigrane l’éveil politique d’une génération – la première à bénéficier d’un accès plus large à l’université – et les bouleversements qui ont transformé la société québécoise dans les années 60 et 70.

Des potentiels inexploités

Les Rose est une œuvre qui m’apparaît un peu difficile à aborder, pas forcément parce qu’elle résiste à l’interprétation. J’étais par ailleurs enthousiaste à l’idée de revisiter une partie de l’histoire récente du Québec qui ne fait pas partie de mon vécu et de découvrir qui fut Paul Rose. Mon malaise concerne probablement une sorte de silence ou d’ombre autour de la question du rapport entre passé et présent, et autour de la perspective de l’œuvre.

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S’il manque quelque chose – ou plutôt quelqu’un – dans ce film au titre patronymique, c’est peut-être Félix Rose lui-même, qui a fait le choix d’une présence discrète. À part certaines anecdotes concernant la famille Rose et la présentation d’archives inédites, le film rapporte somme toute des faits qui sont déjà connus et relatés, au cinéma comme en littérature – je pense par exemple à La Constellation du lynx (2010), de Louis Hamelin. La nouveauté du projet réside ici dans le fait qu’il émane d’un membre de la famille rapprochée des Rose. On aurait été en droit de s’attendre à ce que cette particularité soit mise en valeur, notamment par l’entremise d’une narration, d’un commentaire portant sur l’expérience d’une telle filiation avec Paul Rose ou développant une réflexion personnelle sur les thèmes de la mémoire, de l’héritage ou de l’engagement politique. Une esthétique plus saillante aurait aussi été un bon vecteur de la part de subjectivité que j’aurais souhaité retrouver dans le film.

On peut s’interroger sur le projet du réalisateur. Dans les premières minutes du film, on entend un extrait d’une émission de Radio X, dans laquelle l’animateur présente Paul Rose comme « un tueur et un terroriste ». Les Rose a-t-il comme objectif de contredire cette vision – trop simple et caricaturale, il est vrai – du chef de la cellule Chénier ? Quelques éléments du documentaire semblent se trouver du côté de l’apologie, suggérée, d’ailleurs, par le point levé de Paul Rose sur l’affiche du film. D’autres sont au contraire le signe d’une position plus critique de la part du réalisateur, qui se garde d’acquiescer à tous les propos de son oncle Jacques. Apologie comme critique se font ainsi à demi-mot, peut-être par prudence face à un sujet aussi sensible – le film a déjà suscité plusieurs débats dans les médias.

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Mais une telle prudence se retourne finalement contre le film. Sans s’engager dans une voie plus personnelle, ce dernier ne se présente pas non plus comme une enquête exhaustive et polyphonique, prenant le parti de la plus grande objectivité. Le documentariste ne fait pas simplement le portrait de Paul et de Jacques Rose, mais ces derniers (et surtout ce dernier, au fond) étaient en grande partie aux commandes du récit qui était proposé. Le film présentait leur histoire, dans les deux sens du mot leur, les constituant à la fois comme objet et sujet. La présence d’autres figures dans le film – Jacques Ferron ou Gilles Vigneault, par exemple – brèves apparitions qui permettaient de diversifier un discours sinon plutôt monologique, est accueillie avec soulagement.

Les Rose permet en tout cas de prendre la mesure de tout ce qui a été transfiguré depuis, des conditions d’existence aux enjeux propres à la société québécoise. Vers la fin du film, le réalisateur semble établir – très brièvement, et un peu maladroitement – une filiation entre les combats des Rose et le mouvement étudiant de 2012. Or, on sent encore ici que c’est le passé qui parle, alors qu’on cherche, pendant tout le film, un mouvement qui se ferait à rebours, où le présent jetterait une lumière nouvelle sur ce qui le précède.

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