La réinvention de l’Afrique

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20.06.2022

Traces. Discours aux Nations africaines de Felwine Sarr (texte) et Étienne Minoungou (mise en lecture) ; Interprétation : Étienne Minoungou et Simon Winsé ; Regard extérieur : Aristide Tarnagda ; Lumières : Rémy Bran ; Musique : Simon Winsé ; Production : Théâtre de Namur et Festival Les Récréâtrales (Ouagadougou). Création au Musée des Civilisations noires, Dakar, le 5 décembre 2018. Présenté du 3 au 5 juin 2022 dans la Maison Théâtre dans le cadre du Festival TransAmériques.

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Lumières, sourire, silence – l’homme porte son regard sur le public : « J’ai conquis la parole. Elle me fut longtemps refusée », déclare-t-il. Il y a comme une émotion dans ces deux phrases entonnées par la voix puissante du comédien burkinabè Étienne Minoungou. Deux phrases qui, à elles seules, font frissonner la salle pour le sous-texte que, d’emblées, elles esquissent. Car ces mots d’introduction, performatifs, résument à la fois un geste et un symbole. Le geste : un Africain vient faire discours à un auditoire accouru en nombre pour l’écouter – un auditoire qui plus est étranger, a priori peu concerné dans sa majorité par ce Discours aux nations africaines. Le symbole : un continent, incarné par un homme, reprend le bâton de parole après des siècles de bâillon, d’infériorisation, d’infantilisation et de ventriloquie, le tout doublé d’esclavage, d’exploitation, d’assujettissement – mais ce n’est pas de cela qu’il s’agira, ce soir. Ou alors si, mais dans une posture dialectique : faire l’anamnèse des siècles, voire des millénaires passés, quitte à les réécrire, prendre des libertés et se libérer peut-être, pour porter mieux et plus loin l’utopie qui couve d’un bout à l’autre du continent. L’Afrique : elle est à elle-même sa propre promesse.

Aux Nations-Unies d’Afrique

La seconde partie du titre du monologue, Discours aux nations africaines, convoque un topos politique, qu’il déconstruit du même coup, et sur plus d’un registre. Ainsi, tout en étant brodé, du point de vue de l’adresse, sur le modèle des discours aux Nations-Unies – un chef d’État faisant déclaration face à ses homologues du monde entier –, Traces s’en détourne. S’exorcisant peut-être ainsi du spectre de Mobutu (1973), le monologue tourne le dos aux nations autres qu’africaines et s’appuie sur la possibilité, pour un individu lambda, d’avoir un droit de tribune égal à celui de l’homme politique et de livrer aux siens son expérience du monde et ses visions. L’acte de rhétorique politique pure qu’est le discours à l’ONU est ainsi transformé en une intervention proprement poétique. En substituant les nations africaines aux Nations-Unies, l’auteur reconduit le vieux rêve d’un panafricanisme plusieurs fois échoué, bien affaibli depuis les indépendances, et qui se transplante alors dans la littérature et l’imaginaire, non sans une doucereuse amertume.

Halles de Schaerbeek

C’est un homme comme les autres qui, après avoir quitté son pays (et sa femme) à bord d’une embarcation, y revient, chargé d’un message à l’attention des plus jeunes. Son périple en Europe est des plus allusifs ; le tribun s’acquitte en quelques phrases d’une énumération d’injustices, d’exactions et d’humiliations, portant ensuite sa voix et son regard ailleurs, plus loin – vers l’avenir. Le point de départ narratif est alors un prétexte, ne situant le discours que pour le reterritorialiser hors de toute référence à un quelconque espace-temps. La diégèse disparaît très vite, débordée par une pensée poétique métaphorique qui aimante les noms de peuples et de pays, ainsi que les paysages, les villes, les mythes et les rêves de l’Afrique tout entière. Sur les notes de kora ou de flûte peule magnifiquement exécutées par le Burkinabé Simon Winsé, l’orateur scande des nations, des cités, des plaines ou des berges.

Archives du futur : inventer l’Afrique et retour

En une heure sera retracée une histoire possible de l’Afrique ; possible, alternative, dans le sens où la licence poétique, et peut-être pédagogique, l’emporte sur la justesse. Postulant que cette dernière n’est jamais absolue, l’on peut alors jouer avec les protocoles de vérité – reste à savoir à quel point, à quelle visée, et selon quelle heuristique. L’histoire ainsi esquissée dans Traces est celle d’une Afrique « berceau de l’humanité » ; un récit qui, en plus d’être relativisé scientifiquement, est déjà bien galvaudé, il faut l’admettre (berceau et humanité étant par ailleurs deux concepts qui se situent sur un paradigme universaliste et qu’il serait de rigueur de délinéariser et décoloniser). Or, si la fable sacrifie la vérité scientifique, l’image opère par sa beauté en inventant un mythe (néo)fondateur. Avec des bribes de légendes, d’Histoire et de préhistoire, l’auteur investit des traces (celles du titre), les archives d’une Afrique unie et unifiée et qu’il faudrait non pas apprendre à lire, mais à faire parler.

Cependant, il est possible qu’en participant aux discours de l’invention ou de la réinvention, ce Discours aux nations africaines reproduise certains schémas épistémologiques propres à des réflexes discursifs coloniaux, à commencer par celui de penser, par défaut, l’Afrique en tant qu’unité. On le sait depuis Valentin-Yves Mudimbe, l’auteur de The Invention of Africa (1988) : l’Afrique est une création coloniale, non seulement comme objet, mais comme catégorie à l’aune de laquelle se déploient des rapports de pouvoir et des modes de gouvernance. Si Afrique du Nord et Afrique subsaharienne ont toutes les raisons du monde de (continuer d’essayer de) s’unir et/ou de s’unifier, comme le suggère le monologue, il faudrait sans doute inventer plus qu’une communauté de territoire, d’origine et de devenir possible pour concrétiser cet élan nécessaire, que néanmoins plusieurs contentieux bloquent encore – à commencer, historiquement, par l’asservissement des populations noires par les empires musulmans, et son avatar présent, l’afrophobie.

Dialectique du développement

Alors même qu’il dénonce le concept néocolonial de « développement » aussi farouchement qu’ironiquement – et à raison –, il est à se demander si le texte n’en réinvestit pas le schème sur le plan esthétique par tout un arsenal rhétorique et stylistique, dont la dialectique : un procédé langagier bien limité qui couvre souvent assez mal, en la désavouant du même coup, la capacité de la rationalité moderne, par les langues qui la portent, à tendre vers les zones d’entre-deux, de surgissement et de latence, c’est-à-dire à penser hors des dualismes. Les occurrences du mot « lumière », d’un côté, et de « nuit » et d’« ombre » de l’autre, sont innombrables. De même, la « seule faiblesse [de l’Afrique] [serait] d’ignorer ses forces ». Si l’excès de moralisme se trouve justifié par l’ambition du texte, et plus encore par la diction du charismatique Minoungou, la stratégie semble en fin de compte buter sur un paternalisme très peu heureux lorsque le tribun déclare : « La jeunesse du Continent […] se trompe […] en pensant que sa paix ne se trouve qu’ailleurs. Son Orient est ici sur cette terre qui n’attend que son ardeur pour être fécondée. » Lumières, fécondité, ardeur : au-delà de l’illuminationisme facile et des métaphores telluriques qui collent souvent à la peau de l’Afrique, ne conviendrait-il pas de résister à l’injonction au retour et à l’assignation au pays de naissance ? Injonction et assignation que les États du Nord auront réussi à normaliser, et ce, à l’encontre même du droit universel à la mobilité, notamment par le biais de l’Organisation internationale pour les Migrations et la pression monumentale que celle-ci exerce sur les États africains. 

Halles de Schaerbeek

Il n’empêche que, au-delà du projet poético-politique du texte de Traces et de ce qui, dans ses termes, appelle discussion, quelque chose se passe, l’espace d’une heure. Minoungou, fabuleux dans son interprétation, interpelle le public, l’interroge, et celui-ci le lui rend, répond, interagit avec lui et l’interpelle à son tour. La diaspora s’émeut, approuve et applaudit ; comme si, en effet, cet homme venu leur parler d’origines leur parlait aussi de la possibilité d’un avenir, voire de plusieurs. En une heure, dans le périmètre d’un théâtre, des Afriques sont apparues.

crédits photos : Véronique Vercheval

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