La nouvelle déesse

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La déesse des mouches à feu, Anaïs Barbeau-Lavalette, Coop Vidéo de Montréal et Entract Films, 2020

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« La “Déesse” a tous les caractères […] d’un de ces objets descendus d’un autre univers[.] »
— Roland Barthes, « La nouvelle Citroën »

« La plus délicieuse maladie du siècle »

« En vérité, parler de la jeunesse dans le cinéma québécois revient à énoncer un double pléonasme. Tant il est vrai que l’essentiel du cinéma québécois c’est son jeune cinéma et que rien n’intéresse un jeune cinéma comme la jeunesse. Tant il est vrai aussi que rien, mieux que le plus jeune des arts, ne peut toucher la jeunesse d’un pays jeune. […] Ce n’est pas seulement que le jeune cinéma québécois reflète le Québec ; il en est, de façon intime, le signe. Leur destin est le même, au point où ils se confondent. »

Publiées en 1970 dans le recueil intitulé Essais sur le cinéma québécois, ces lignes sont signées par Dominique Noguez. Le regretté critique y analyse la production, alors récente, de notre cinématographie depuis l’angle précis de la question, éminemment contemporaine, de la jeunesse. Ces films témoignent d’un changement de paradigme dans la production et la réception du cinéma québécois, alors en plein essor : à l’ère de la Révolution tranquille, une nouvelle génération de réalisateurs et de réalisatrices prend la caméra pour raconter de nouveaux types d’histoires, mieux adaptés à leur époque. À la fois dans la forme et dans le contenu, on note une recherche identitaire, une fougue et une énergie, tandis que notre cinématographie souhaite se distancer de ses origines édifiantes (les documentaires colonisateurs des prêtres cinéastes).

Vivant depuis une quinzaine d’années un renouveau non moins important que celui des années 1960 avec le cinéma direct et la « pollinisation de la fiction par le direct » (selon la belle expression de Gilles Marsolais), il semblerait que le corpus cinématographique québécois n’ait finalement jamais quitté cette exploration des potentialités esthétiques, affectives et morales de la jeunesse. Ayant pris d’assaut nos écrans à l’automne dernier, au point de devenir le film numéro 1 au Canada avant le reconfinement et la fermeture des salles, La déesse des mouches à feu – qui retrouve ces jours-ci nos écrans – est le digne héritier de cette lignée de grands films qui font de la jeunesse et de l’adolescence un vecteur de réflexion sur ce que peut le cinéma ainsi que sur notre capacité à être touché par le récit icarien d’une vie qui se déroule à toute allure, vingt-quatre images par seconde.

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« Un film fort derrière cette voix-là »

« Je l’ai lu d’une traite. Le lendemain matin j’appelais le producteur Luc Vandal pour lui dire : “il me semble qu’il y a un film fort derrière cette voix-là” » explique Anaïs Barbeau-Lavalette à Anne-Andrée Daneau dans le cadre du Salon du livre de Montréal 2020, quelques semaines après la fermeture des salles de cinéma dans toutes les zones rouges de la province. Ce qui a d’abord frappé la réalisatrice – qui fera ensuite appel à Catherine Léger pour écrire la première mouture du scénario –, c’est donc la densité, la puissance narrative et la linéarité du roman de Geneviève Pettersen, initialement publié en 2014 et entre-temps adapté au théâtre et en livre audio. Néanmoins, cette densité, cette puissance et cette linéarité, dans le texte, sont portées par une narration à la première personne qui, on le sait, n’est pas toujours aisément transposable à l’écran. Il s’agit, sans doute, du premier choix qu’ont dû faire Barbeau-Lavalette et Léger : faut-il créer un dispositif de narration qui garderait explicitement cette énonciation à la première personne, ou chercher des moyens visuels pour conserver le grain de cette voix tout en lui permettant de prendre de l’expansion dans un environnement artistique différent ? Réponse de la réalisatrice, toujours dans le cadre de cet entretien au Salon du livre : « Nous nous sommes rapidement mise d’accord Catherine et moi : il faut réussir à garder cette espèce de fougue, de puissance et de vérité, surtout, mais sans avoir tout au long du film la voix de la narratrice ». C’est de cette contrainte que naîtra le miracle du film.

Se privant volontairement de la solution aisée qui aurait consisté à faire lire des passages du roman par la comédienne jouant le personnage de Catherine, Barbeau-Lavalette et ses acolytes ont préféré faire confiance à des ressources proprement cinématographiques, contrairement à la dimension très littéraire qu’aurait nécessairement induite une voix off. Parmi ces ressources, il y a, en première instance, le jeu – particulièrement subtil – de Kelly Dépeault, qui arrive à traduire le mélange paradoxal d’incertitude et d’audace qui caractérise Catherine, en cela représentative de bien des adolescentes et des adolescents. La comédienne, en effet, est dans (presque) toutes les scènes du film, et tous les autres personnages, notamment ses parents (Caroline Néron et Normand D’Amour), gravitent autour d’elle comme autant de lucioles autour d’une source lumineuse – d’où le titre de l’œuvre.

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Autre outil à la disposition de la création cinématographique qui est particulièrement bien utilisé dans La déesse des mouches à feu : le gros plan de visage, celui de Catherine, qui devient très souvent le point focal de l’image, alors que tout le reste n’est plus que flou et murmure. Une telle mise en scène et un tel rapport au montage (signé par Stéphane Lafleur, que l’on connaît également comme réalisateur), qui mettent à profit la charge émotionnelle brute et complexe que peut contenir un visage, auront toujours plus d’impact sur le spectateur qu’une narration qui se juxtapose à l’image, même si cette opération est faite avec finesse et perspicacité. On est là, d’ailleurs, dans un régime qui dépasse l’intelligence, pour nous faire basculer du côté du sensible. Jamais la mise en scène de Barbeau-Lavalette ne tente d’expliquer les motifs de sa protagoniste ou de tirer une leçon à partir de leurs conséquences : au contraire, La déesse des mouches à feu est un film qui repose sur une esthétique de l’instant, un perpétuel moment présent qui s’étire et se condense pendant un peu plus de quatre-vingt-dix minutes.

Sur ce point, le traitement temporel du film demeure très vague, alors que le roman, lui, est beaucoup plus précis. Dans l’adaptation filmique, toutes les péripéties sont condensées en un été, hautement symbolique, alors que l’action du livre se déroule sur plusieurs saisons. Dans La déesse des mouches à feu, l’image est dans un régime de monstration, et non dans un régime narratif : jamais moralisatrice, mais au contraire témoignant d’une formidable empathie, Barbeau-Lavalette ne semble même pas vouloir raconter. Dans un hommage à cette période charnière d’une vie qu’est l’adolescence, elle veut simplement donner à voir, ce qui est déjà énorme. D’autant plus que, comme plusieurs critiques à Berlin (où le film a été présenté en première mondiale) et ailleurs ont pu le noter, rarement a-t-on vu l’adolescence représentée ainsi – c’est-à-dire sans filtre, dans sa candeur et sa grandeur poétique – au cinéma. Même si cette histoire d’une jeune femme (ou d’un jeune homme) qui se cherche a été racontée des milliers de fois, les choix esthétiques, le regard de la réalisatrice et le jeu de la comédienne font en sorte que cette nouvelle Déesse des mouches à feu semble réellement descendue d’un autre univers.

« À la fois une chute et un envol »

Au visionnement, on remarque que la mise en scène est constamment tendue entre différents référents poétiques et symboliques qui, contournant l’écueil d’une interprétation heuristique claire et univoque, viennent plutôt offrir un rythme et une consistance au récit visuel. De manière générale, ces régimes symboliques sont associés aux quatre principaux éléments de la philosophie naturelle : l’eau, le feu, l’air et la terre. Film à la recherche de la vérité primaire de l’adolescence et du rapport au monde que ce moment de la vie génère, La déesse des mouches à feu se tourne donc vers ces puissances originelles comme autant de distensions de son récit et de moyens d’exprimer – sans les réduire – les états d’âme et les sentiments de la protagoniste.

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Construit sur la répétition de scènes faisant partie de la mythologie adolescente (engueulade avec les parents, consommation de drogue avec les amis, éveil érotique, etc.), le film utilise ces moments poétiques et « élémentaires » comme autant de techniques de respiration pour un récit qui, malgré la beauté des paysages du Saguenay, repose tout de même sur un constant sentiment d’asphyxie. Dès les premières secondes du film, après la contemplation d’un long écran noir et l’audition d’une voix éthérée, on aperçoit ainsi Catherine, en surimpression, émerger de l’écume. De dos, on la voit justement observer l’étendue du Lac, ce qui fait en sorte que la protagoniste, à l’avant-plan comme à l’arrière-plan, est littéralement bordée d’eau. Plus tard, lors d’une scène plus festive, Catherine deviendra flamme, alors qu’elle danse près d’un feu de camp dont les tisons éclairent la nuit noire. Cette proximité de la nature, dans un contexte qui concerne néanmoins plusieurs traits de la ruralité (celui de la petite ville de région), est le propre de La déesse des mouches à feu et résume une grande part de l’originalité de sa proposition esthétique : comme une chambre d’échos, l’environnement répond aux désirs et aux craintes de la protagoniste, sans jamais pour autant les fixer. Bourrée d’affects et de figures, l’image est une vibration perpétuelle.

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Ne pas sceller l’action dans une interprétation, ne pas imposer au temps une narration : voilà, pour le dire schématiquement, ce que tente (et réussit) comme petit miracle filmique Barbeau-Lavalette, qui est pourtant elle-même autrice et qui connaît bien le chant des sirènes de la littérature. Adaptant un roman à succès, elle ne cherche pas un pis-aller littéraire : entre la chute et l’envol, l’existence de Catherine devient éminemment cinématographique. Jamais formel, jamais technique ou inutilement complexe, La déesse des mouches à feu investit une vaste gamme d’effets de mise en scène pour exprimer la vérité d’une émotion et d’une voix. La fin du film témoigne d’ailleurs de cette connexion privilégiée qui se crée entre l’œuvre et son spectateur : il s’agit d’un court épilogue, où l’on voit la bande d’inséparables adolescents en train de déambuler dans un champ sur la chanson « Voyage Voyage » interprétée par Soap&Skin. À nouveau, la caméra découpe l’espace en une série de gros plans qui floutent la profondeur de champ de l’image : ce que nous voyons, ce sont d’abord et avant tout des sourires et des yeux pétillants, contrepoint visuel à ce que la scène incarne dans la structure de l’œuvre, puisque le récit, avant cet épilogue, se terminait sur la mort de Kevin. Fin de l’adolescence et début de l’âge adulte, cette mort est également un renouveau.

Le dernier plan de l’épilogue incarne cette tension : assoupie avec ses amis dans l’herbe, on y voit Catherine ouvrir tranquillement les yeux pour sortir du sommeil, fixant ensuite la caméra d’un regard qui n’a rien à envier en intensité à celui d’Harriet Andersson dans Monika (Ingmar Bergman, 1953), autre grand film sur l’adolescence. Avant de nous amener vers le générique, La déesse des mouches à feu se clôt par une reconnaissance explicite de la force et du travail de l’image : impossible de dire si ce regard fait partie du récit, ou s’il traverse l’écran dans une adresse directe au spectateur. À lui seul, ce plan résume tout le projet du film : transmettre en image l’expérience complexe et intense d’une vie.

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