La mécanique du rire

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Le rire, Martin Laroche, La Boîte à Fanny, 2020, 123 minutes.

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« Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. »
— Henri Bergson, Le rire (1900)

Je m’excuse, je suis dans les grandes réflexions aujourd’hui.
— L’amie (Catherine Proulx-Lemay) dans Le rire (2020)

 

La communauté inversée

Troisième long métrage de Martin Laroche, Le rire est arrivé en salle le 31 janvier 2020. Projet aussi ambitieux que percutant, œuvre singulière qui accomplit le défi de cristalliser les principales thématiques d’une filmographie tout en les amenant à un autre niveau loin de la zone de confort de leur auteur, Le rire fait partie de ces expériences artistiques qui demandent un effort de double lecture de la part du spectateur. Comme le montre bien, a contrario, les critiques d’André Duchesne (« Le rire : de quoi pleurer »), Jérôme Delgado (« Le rire : faut-il (en) rire ? ») ou Normand Provencher (« Le rire : au cœur de l’étrangeté »), Le rire ne peut être apprécié, voire compris, sans un investissement affectif et intellectuel – sans, aussi, un certain sens de l’historicité et des paradigmes propres au cinéma québécois. En effet, le piège dans lequel semble être tombée la critique généraliste est de saluer, pour ensuite mieux blâmer, l’intention qu’aurait eue Laroche de « faire différent » (Duchesne). « Ceux qui trouvent que tous les films se ressemblent, y compris les films québécois, n’ont certainement pas vu Le rire de Martin Laroche, une proposition qui dépasse les limites de l’étrange », lit-on ailleurs (« Le rire : vivre l’enfer et ne pas vraiment s’en sortir »). À l’inverse, il est possible – et nécessaire – de voir en ce film l’accomplissement d’un élément dominant du corpus québécois : la constitution difficile d’une communauté. Loin d’être un OVNI, Le rire est un film-somme qui propose une réflexion duelle, car oscillant entre le tragique et le comique, sur l’héritage cinématographique du Québec.

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Dans le cinéma de Laroche – dont il faut louer à la fois l’ambition et l’unité –, les personnages existent d’abord et avant tout par leur désir de questionner leur rapport du monde, afin de retrouver leur origine, définir leur identité et, peut-être, se construire un avenir. Si cette quête est nécessaire, c’est en raison d’un élément traumatique de leur passé, qui, bien des années plus tard, est encore non résolu et continue de hanter leur présent, empêchant ces protagonistes (toujours des jeunes femmes) de mener une vie normale et de connecter avec les autres (l’excision de Sophie alors qu’elle était enfant, l’abandon de la mère biologique de Chloé alors qu’elle était bébé, l’inexplicable guerre à laquelle Valérie a non moins mystérieusement survécu). Dans cette suite de portraits de femmes paradoxalement fragiles et résilientes, qui sont prêtes à agir pour améliorer leurs conditions d’existence, Laroche réfléchit également à la possibilité du bonheur quotidien : comment reconstruire son univers et continuer à vivre après de tels événements traumatiques ? Est-il possible de ne pas se laisser emporter par l’entropie et de refermer la plaie pour de bon ? La réponse à cette question passe par la possibilité pour le protagoniste, après la crise, de trouver sa place au sein d’une communauté, de se refaire une famille, de participer à nouveau à une forme de vivre-ensemble.

On retrouve là un élément fondateur de notre filmographie nationale. Cette idée a été développée avec brio par Étienne Beaulieu dans son essai Sang et lumière : la communauté du sacré dans le cinéma québécois (2007 ; republié en 2019 avec le sous-titre Le temps et la mort dans le cinéma québécois). L’intuition fondamentale de ce texte est de montrer que c’est dans la représentation de la mort que se donne à voir cette constante narrative, esthétique et idéologique : « comment meurt-on dans le cinéma québécois ? Très souvent, en groupe : un cercle de gens forment une communauté autour du mourant », demande Beaulieu /01 /01
Pensons, notamment, à la dernière scène de Mon oncle Antoine (Claude Jutra, 1971), le jeune Benoît, qui, sortant symboliquement de l’enfance, vient de perdre toutes ses illusions face au monde, va découvrir à travers une vitre embuée par le givre le cadavre du fils des Poulin, qui a précisément son âge, entouré de sa famille endeuillée. C’est aussi de cette manière, on s’en souvient, que se termine Les invasions barbares (Denys Arcand, 2003), avec un long et systématique adieu des amis et parents de Rémy, alors que ce dernier décide de s’enlever paisiblement la vie plutôt que d’affronter plus longtemps les tourments de la maladie et de se voir dépérir.
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Dans Le rire, le schéma de la mort communautaire se trouve inversé, puisque Valérie sera la seule survivante d’une exécution massive. Au fond d’une fosse commune, où elle est laissée pour morte, la jeune femme voit s’accumuler par dizaines les cadavres autour d’elle. La nuit tombée, elle devra lutter contre les corps inertes pour trouver une façon de sortir de terre. Alors que tous les films de Laroche tournent autour d’un moment traumatique qui ne sera jamais montré, Le rire s’ouvre au contraire avec un prologue sous forme d’analepse (la scène est préfacée d’un écran noir où on lit simplement le mot « Avant ») à la fois très crue et presque fabulée, en raison de la nature hallucinatoire et incompréhensible des images qui nous sont montrées : coups de feu, cris, bombardements, pelotons d’exécution dont les victimes ne sont pas des soldats, mais des civils… nous sommes bien devant un génocide. La réalité de la guerre est d’ailleurs parfaitement rendue : plongé in medias res dans cette horreur, le spectateur est tout aussi désorienté que le personnage de Valérie, qui, au côté de son amoureux et de centaines d’inconnus, se fait déshabiller, déposséder de tous ses biens matériels et amener vers la mort. Tandis que, historiquement, le cinéma québécois s’intéresse à la survie de la communauté suite à la disparition de l’un de ses membres, Le rire choisit plutôt d’investir le thème de la vie après la communauté. Montrée en ouverture dans toute sa violence, cette mystérieuse guerre civile ayant frappé le Québec ne sera ensuite qu’évoquée subrepticement. Dans un monde miraculeusement rétabli, on comprend que Valérie a bel et bien survécu, qu’elle s’est refait une vie avec un nouveau compagnon, un travail et des amis. Rarement le sentiment d’« inquiétante étrangeté » décrit par Freud n’a été rendu avec autant de force à l’écran. Doit-on croire ce que nous voyons ? Film éminemment dialectique qui, à la manière de ceux de David Lynch, multiplie les passages entre les univers incompossibles, Le rire va proposer une réflexion sur la nature des images et sur le degré de croyance qu’il faut accorder à la réalité. Autant de questions complexes que Laroche arrive à traduire en termes cinématographiques.

L’illusion de la vie : de la technique à l’émotion

Sans être à proprement parler formaliste, le cinéma de Laroche repose sur des prouesses techniques et de savants dispositifs de mise en scène. Déjà, son premier long métrage est exclusivement tourné par une caméra intradiégétique, alors que la petite communauté du parc d’attractions ambulant nous est montrée à travers le documentaire dans lequel s’est lancé le personnage de Sophie. La technique cinématographique fait donc explicitement partie du récit : les personnages s’échangent la caméra, discutent des différentes manières de tourner un plan, commentent ce qui doit ou non se retrouver dans le documentaire. Or, cette monstration des ficelles de la création audiovisuelle ne va pas à l’encontre de l’émotion, mais, à l’inverse, la canalise et lui donne sens. S’il un drame survient dans le cinéma de Laroche, ce sera toujours avec et par l’image /02 /02
On retrouve un procédé similaire dans Tadoussac, film principalement tourné en caméra à l’épaule où nous suivons de près et avec une certaine frénésie tous les déplacements du personnage de Chloé, tandis que le cinéaste va choisir de résoudre le conflit mère-fille lors d’une conversation téléphonique de plus de quinze minutes, qui, sur le plan de l’écriture comme de la mise en scène, constitue un véritable morceau de bravoure. À nouveau, l’émotion passe par la médiation et la mise à distance de la technique.
 
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« J’ai lu le livre de Bergson, et lorsqu’il écrit que le rire est une certaine forme de distance émotive, ça me parle beaucoup. Quand on est ému par quelque chose, on n’est pas capable de rire, tandis que si on rit, on peut trouver une distance par rapport aux émotions, et parfois même une distance temporelle par rapport aux choses », racontait Laroche à Helen Faradji pour son blogue quelques jours avant la sortie en salle du Rire. On connaît la thèse de Bergson, pour qui le rire naît « du mécanique plaqué sur du vivant », phénomène qui, plus profondément, témoigne d’un manque de souplesse à l’égard de la vie. Surtout, pour Bergson, le rire est une sorte de punition que la société réserve à ceux et celles qui souffrent de raideur et qui n’arrivent pas à plonger dans la mobilité de la vie. Le rire – qui est toujours le rire d’un groupe – permet ainsi de ramener dans le droit chemin tous ces êtres qui se sont écartés. Sans se borner à les illustrer, Laroche dialogue avec ces thèses : il les utilise, il les renverse, il les commente et il en teste les limites.

Ayant vécu un drame personnel innommable, Valérie va réintégrer la société par le rire. Cette idée est d’abord exprimée par des éléments de mise en scène : tout juste sortie de la fosse où elle a été enterrée vivante, ayant assisté à l’élimination de toute une communauté, Valérie est seule dans la forêt, par une nuit noire. Puis recouvrant progressivement les sanglots du personnage, une musique de fête se fait entendre, suivie d’éclats de rire contagieux : Valérie est revenue à la vie, elle a réintégré la société, elle a mis à distance son drame personnel.

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Film sur la communauté, sur sa disparition puis sur son renouveau, Le rire est également une œuvre qui explore la dimension socialisante du rire. Présentant un monde entropique où tout se détruit, se fragmente, un monde, aussi, où on ne sait plus quel personnage est la copie de l’autre, le film de Laroche montre comment différents groupes (le couple, les amis, la famille, les collègues, le voisinage, etc.) ne tiennent ensemble que par « l’illusion de la vie » propre au comique dont parle Bergson. Même si le rire est artificiel, même s’il est un dispositif inventé par la communauté pour s’autoréguler, il demeure profondément humain. Laroche poursuit donc sa réflexion sur la dimension affective et émotionnelle de la technique : c’est le rire qui fait tenir ensemble tous les éléments disparates de ce film volontairement complexe et hétéroclite ; c’est le rire, également, qui rend si touchant le monologue final de Valérie, où elle revient sur la mort de Samuel, son amoureux assassiné ; c’est le rire, enfin, qui clôt le film, alors que la caméra s’élève tranquillement vers les cieux (le plan aérien en plongée, symbole d’un regard omniscient qui se donne un recul pour juger du petit monde qui grouille à la surface de la Terre, sera un des motifs centraux de l’œuvre) pour mieux se cogner contre la branche d’un arbre, brisant ainsi la transparence du plan et révélant une dernière fois la supercherie de la technique. Retrouver l’émotion à travers la distance, la tragédie à travers la comédie, la communauté à travers la solitude, la vérité à travers l’artifice, voilà la vraie force du cinéma de Laroche. Non sans paradoxe, l’art est cette médiation qui rend possible une expérience directe du monde.

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Pensons, notamment, à la dernière scène de Mon oncle Antoine (Claude Jutra, 1971), le jeune Benoît, qui, sortant symboliquement de l’enfance, vient de perdre toutes ses illusions face au monde, va découvrir à travers une vitre embuée par le givre le cadavre du fils des Poulin, qui a précisément son âge, entouré de sa famille endeuillée. C’est aussi de cette manière, on s’en souvient, que se termine Les invasions barbares (Denys Arcand, 2003), avec un long et systématique adieu des amis et parents de Rémy, alors que ce dernier décide de s’enlever paisiblement la vie plutôt que d’affronter plus longtemps les tourments de la maladie et de se voir dépérir.
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On retrouve un procédé similaire dans Tadoussac, film principalement tourné en caméra à l’épaule où nous suivons de près et avec une certaine frénésie tous les déplacements du personnage de Chloé, tandis que le cinéaste va choisir de résoudre le conflit mère-fille lors d’une conversation téléphonique de plus de quinze minutes, qui, sur le plan de l’écriture comme de la mise en scène, constitue un véritable morceau de bravoure. À nouveau, l’émotion passe par la médiation et la mise à distance de la technique.
 

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