La fin de l’homme rouge

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29.05.2019

Granma. Trombones de la Havane, un spectacle de Rimini Protokoll et du Théâtre Maxim Gorki, conception et mise en scène : Stefan Kaegi ; interprétation : Milagro Alvarez Leliebre, Daniel Cruces-Pérez, Diana Osumy Sainz et Christian Paneque Moreda ; dramaturgie : Aljoscha Begrich et Yohayna Hernández ; scénographie : Aljoscha Begrich. Présenté au Monument national dans le cadre du Festival TransAmériques jusqu’au 30 mai 2019.

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Il y a plus de vingt ans que le collectif théâtral allemand Rimini Protokoll sévit un peu partout autour du globe. Avec une approche ludique et surtout inclusive d’un théâtre très souvent documentaire, c’est ce même collectif qui nous avait servi 100% Montréal lors du FTA 2017, une pièce polyvalente montée à de multiples reprises et où la scène est occupée par cent personnes représentant démographiquement la ville, un cadeau issu des festivités du 375e anniversaire de Montréal. Avec Granma, Stefan Kaegi s’intéresse ici à la révolution cubaine, qui fêtait tout récemment son soixantième anniversaire. Arrivé à Cuba avec la volonté d’ouvrir le dialogue avec ceux et celles qui ont fait la révolution, le metteur en scène s’est vite rendu compte que le discours de leurs petits-enfants était peut-être autant sinon plus fécond. Une question, à laquelle ces derniers s’avèrent bien placés pour répondre, demeure au centre de la proposition : que reste-t-il de cette révolution, après la mort de Fidel et la levée de l’embargo américain, et pouvons-nous encore voir ses traces percoler d’une génération à l’autre ?

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La liberté en héritage

Sur scène, deux hommes et deux femmes se partagent la parole : l’une est la petite-fille d’une femme ayant consacré sa vie à la révolution et au parti, l’autre est le petit-fils d’un ministre castriste, proche de Fidel. La seconde femme n’a jamais connu son grand-père, un musicien qui a parcouru le monde pour remonter le moral des troupes cubaines, alors que le grand-père du dernier était un militaire ayant toujours appuyé le régime. Les deux femmes sont désormais respectivement historienne et musicienne ; en ce qui concerne les deux hommes, l’un est devenu mathématicien et l’autre a marché sur les traces de son grand-père jusqu’à ce qu’il soit refusé dans l’armée. Tous fournissent donc un récit très personnel et subjectif de cette révolution.

Granma, c’est le nom du yacht par lequel un commando de 82 hommes – dont Fidel et le Che – est arrivé à Cuba en décembre 1956 pour renverser Batista et le régime en place, évènement qui aura lieu deux ans plus tard. Le bateau est désormais une relique à la gloire de la libération de l’île, un symbole fort encore exposé à ce jour au musée de la Révolution à la Havane. Sur scène, les images le seront un peu moins : outre nos quatre protagonistes, une multitude de projections archivistiques nous plongent dans la chronologie de cette révolution, mais nous informe aussi sur les répercussions qui en découlent. C’est un siècle de l’histoire cubaine qui se déroule devant nous. À notre droite, une machine à coudre où défilent les années, afin de bien situer le spectateur ; à notre gauche, un podium où certains pourront mettre en scène divers événements projetés à l’écran. Si le procédé est avéré, il commence par contre à faire date.

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Durant la pièce, on découvre l’existence des mini-brigades cubaines : au cœur de la révolution, lorsqu’un pays entier était encore à bâtir, il n’était pas rare qu’un groupe de quelques personnes se forme autour d’un spécialiste pour apprendre les rouages d’un métier ou d’un autre. C’est ainsi que tout le monde, à ses heures, est devenu charpentier, agriculteur, etc. C’est pour refléter cette même dynamique que Diana Osumy Sainz, musicienne de formation, a montré à ses trois comparses à jouer du trombone, eux qui n’avaient jamais touché à l’instrument il y a à peine un an. Fil d’Ariane de la proposition, ces morceaux interprétés à l’unisson à de multiple reprises est l’un des symboles forts de la pièce, qui souligne l’entraide et met à l’honneur un certain champ des possibles. Parmi les bonnes idées, on note aussi l’inclusion d’une discussion intergénérationnelle, alors que sont projetées sur écran des entrevues faites avec les grands-parents s’adressant à leurs petits-enfants et relatant leur révolution. Le dialogue est vrai, touchant.

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Prisonnier des codes

La démarche de Stefan Kaegi et de Rimini Protokoll n’est pas sans rappeler La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, le chef-d’œuvre de l’écrivaine biélorusse et lauréate du prix Nobel Svetlana Aleksievitch. Avec un collage de témoignages bruts, mais brillamment mis en scène, l’auteure aborde les ruines de l’effondrement soviétique ainsi que le fossé générationnel les séparant de ceux qui n’ont jamais connu l’Union. Le collage de Kaegi est par contre moins fort, trop didactique : bien que les récits soient personnels, jamais ils ne transcendent réellement la proposition artistique. Bien qu’à plusieurs moments dans la pièce les interprètes interpellent le public pour faire des liens avec l’histoire du Québec, le mécanisme n’opère pas vraiment, et on demeure avec l’impression d’une complicité feinte. Si, avec les années, Rimini Protokoll était parvenu à s’affranchir des codes du théâtre documentaire, Granma ne parvient cependant pas à s’extirper des codes de Rimini Protokoll.

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crédits photos : Ute Langkafel et Doro Tuch.

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