La fin comme au commencement

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21.01.2021

Pierre Madelin, Faut-il en finir avec la civilisation ? Primitivisme et effondrement, Montréal, Écosociété (coll. « Polémos »), 2020, 180 pages.

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Adario, le célèbre « seigneur huron » mis en scène par le Baron de Lahontan, lançait à son interlocuteur européen, qui s’offusquait du mode de vie « sauvage » : « Tu trouves, à ce que je vois, toutes ces choses bien dures. Il est vray qu’elles le seroient extrêmement pour ces François, qui ne vivent, comme les bêtes, que pour boire & manger, & qui n’ont esté élevés que dans la molesse ; mais di-moy, je t’en conjure, quelle diférence il y a de coucher sous une bonne Cabane, ou sous un Palais ; de dormir sur des peaux de Castors, ou sur des matelats entre deux draps ; de manger du rosti & du boüilli, ou de sales pâtez, & ragoûts, aprêtez par des Marmitons crasseux ? En sommes nous plus malades, ou plus incommodez que les François qui ont ces Palais, ces lits, & ces Cuisiniers ? » (Dialogues du Baron de Lahontan avec un sauvage)

Nous étions alors en 1703, et le fantasme qui allait percoler avec la pensée de Jean-Jacques Rousseau et son mythe du bon sauvage commençait à prendre ses aises dans la philosophie européenne.

Le philosophe Pierre Madelin propose dans son dernier ouvrage de rendre compte et de mettre à l’épreuve les manifestations contemporaines de ce mythe. Or, on s’en doute, cette conception du monde, qui invite à considérer les premiers temps de l’espèce sapiens comme un âge d’or perdu, a quitté le strict champ de la philosophie pour s’inscrire dans une véritable démarche scientifique, informée par l’anthropologie. En traversant les propositions critiques de Paul Sheppard, Max Olschlaeger, Alain Testart et quelques autres, Madelin jongle avec leur conception du monde, la soupèse, l’interroge, la vulgarise. Au bout de l’aventure, nous saisissons la force actuelle que peut receler la pensée primitiviste, mais surtout ses limites logiques.

Présentation et évaluation

Le primitivisme s’appuie sur un présupposé fort, fonctionnel parce que clair, qu’on pourrait formuler avec les mots de l’écrivain américain Edward Abbey ; ce présupposé consiste à concevoir que la crise écologiste et humaine dans laquelle nous sommes empêtrés « a commencé lorsque nous avons renoncé au mode de vie traditionnel de la chasse et de la cueillette et commis l’erreur fatale d’adopter l’agriculture sédentaire ». Comme le remarque très justement Madelin, la plupart des écologistes posent cette question généalogiste – quand est-ce que ça a commencé à chauffer pour l’humain ? –, sans pour autant remonter au pléistocène pour trouver la source du problème. La modernité et son hubris prométhéen suffisent, généralement.

Pierre Madelin traque alors dans ce livre fascinant, très agile dans son évaluation critique des propositions, les arguments des primitivistes. Loin de battre en brèche cette philosophie – l’aspect polémique du livre viendra plus tard –, le philosophe présente posément les positions, plaçant le lecteur dans cette étrange posture dialectique : on est prêt soudain, à notre corps défendant, à adhérer aux thèses primitivistes, quand bien même cela peut paraître farfelu. La deuxième partie de l’essai nous ramène sur le droit chemin.

Les thèses

Dans son chapitre consacré à la pensée écologiste du primitivisme, Madelin déplie la proposition qui lui est centrale : en vivant dans la « wilderness », en ne tentant pas de modifier drastiquement leur environnement par l’agriculture, les premiers Sapiens respectaient mieux l’environnement. Or, relève le philosophe, s’appuyant en cela sur les travaux les plus récents en archéologie, « partout où Sapiens passe, la mégafaune trépasse et la mort se répand comme une traînée de poudre ». Du mammouth laineux en Europe, au rat géant de Majorque, en passant par les castors géants d’Amérique et les grands lézards d’Australie, tous disparaissent : cela indiquerait-il que, moins en raison d’un mode de vie basé sur l’agriculture sédentaire, c’est « l’espèce humaine [qui] est intrinsèquement destructrice d’un point de vue écologiste » ?

Les autres chapitres reprennent de cette manière des thèses primitivistes, parfois pour en confirmer la justesse ; ainsi de l’âge d’or du paléolithique où, relève-t-on, les humains souffraient moins de carence alimentaire qu’au moment du développement de l’agriculture, où des disettes liées aux sécheresses créaient de la sous-alimentation et aggravaient l’inégalité entre les hommes et les femmes – c’est avec l’agriculture et le découpage des tâches, et l’inégalité de l’alimentation entre les sexes, que les femmes auraient perdu leur masse corporelle, auparavant équivalente à celle des hommes. Les primitivistes soutiennent également que le début du stockage de la nourriture engagea les premières formes de domination et de hiérarchie étatique, alors que le chasseur-cueilleur se serait souvent organisé « contre l’idée d’un état », en faveur d’une forme de démocratie générale. Or, Madelin relève que cette notion participe d’une forme de mythification, dans la mesure où la guerre et la violence tenaient lieu, souvent, de domination exercée à l’encontre des autres tribus des environs, déplaçant pour ainsi dire le problème – de l’esclavage, également, existait chez les chasseurs-cueilleurs, ce qui rend pour le moins compliquée la notion de société sans hiérarchie.

L’impasse

La critique que Pierre Madelin offre du primitivisme prend toute son importance dans la deuxième partie du livre, alors que le philosophe interroge l’incarnation du primitiviste dans le monde moderne. Deux critiques principales pourraient être ici énoncées : la première relève le caractère « raciste » du primitivisme, dans la mesure où, en valorisant la wildnerness du territoire, notamment en militant pour la création de réserves fauniques aux États-Unis, les primitivistes ont souvent participé à abolir le mode de vie des Premières Nations établies sur ces réserves. Comme l’écrit Ramzig Keucheyan : « wilderness et whiteness sont deux catégories – plus précisément deux institutions – qui se soutiennent l’une l’autre. »

La deuxième critique touche à l’applicabilité individuelle des concepts primitivistes. Il apparaît effectivement difficile de rejoindre un « état de nature » de façon globale, sinon en décimant une part importante de la population sapiens ; c’est pourquoi les primitivistes, pour qui l’état de nature est le meilleur état bio-anthropologique du sapiens, l’état pour lequel son génome se serait adapté, appellent, comme Thoreau, un retour individuel à la nature. Cette philosophie fait toutefois l’économie, souvent, des conditions de vie et des moyens nécessaires pour pouvoir, le temps de vacances – si vacances il y a – reconnecter avec son être de nature.

Ainsi, ce livre de Pierre Madelin réussit avec beaucoup de finesse à jongler avec la pensée primitiviste, toujours en lui accordant un crédit nécessaire, sans pourtant être dupe de son système. Ces pensées « qui jouissent malgré tout d’un certain crédit » dans les sphères militantes et intellectuelles méritaient effectivement cet examen approfondi.

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