La fièvre sicilienne de Pina

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01.03.2023

Palermo Palermo, par le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch. Mise en scène/Chorégraphie : Pina Bausch; Scénographie : Peter Pabst; Costumes : Marion Cito; Collaboration musicale : Matthias Burkert; Musique : Edvard Grieg, Niccolo Paganini; Répétitions : Michael Strecker, Robert Sturm et Magali Caillet-Gajan ; assistante : Nayoung Kim.  Avec Emma Barrowman, Andrey Berezin, Dean Biosca, Naomi Brito, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Letizia Galloni, Simon Le Borgne, Reginald Levebvre, Alexander Lopez Guerra, Nicholas Losada, Eddie Martinez,  Franko Schmidt, Azusa Seyama, Julie Anne Stanzak, Oleg Stepanov, Julian Stierle, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien et Tsai-Chin Yu. Invités : Nazareth Panadero et Christoph Iacono. Présenté par Danse Danse à la Place des Arts, à Montréal, du 23 au 25 février 2023.

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Créée le 17 décembre 1989 à l’Openhaus Wuppertal, Palermo Palermo, cette ode à la capitale de la Sicile, est un monde en soi avec son atmosphère délirante, sa théâtralité surréaliste et pourtant globalement cohérente, mais foisonnante, parce que colorée par les furieuses émotions qu’y partage Pina Bausch. Cette pièce, unique dans la déclinaison de son œuvre, symbolise son temps et encore le nôtre.  Des murs qui n’ont cessé de se construire et d’être détruits par la guerre, et la culture tentant de sauver l’humanité : la scène théâtrale incarne plus que jamais cette illusion.

La chorégraphe allemande, trop novatrice pour être confinée à sa ville natale de Wuppertal, produit une œuvre portant la marque des lieux qui l’invitèrent à créer : Budapest (Wiesenland), Palerme (Palermo, Palermo), Istanbul (Néfes), Tokyo (Ten Chi), Lisbonne (Masurca Fogo), Hong Kong (Le Laveur de vitres), Madrid (Tanzabend II), Rome (Viktor, puis O Dido), Los Angeles (Nur du), Séoul (Rough). Partout, Pina Bausch s’est intéressée à ce qui circule sous les ruines, d’abord celles de l’Allemagne. Ainsi a-t-elle honoré en Sicile (où l’histoire est très présente) ce qu’elle voyait de décombres, avec ce grain de folie qui l’incite à montrer les désirs cachés sous les gestes ordinaires, grâce à des interprètes choisis pour leur polyvalence.

Une légèreté implacable

Palermo Palermo est une pièce de théâtre dansée, performée avec changements de costumes et déguisements, coups de pistolets, réchaud électrique et autres objets scéniques, à commencer par ce mur immense, ces parpaings de béton qui s’effondrent lors de la première scène en soulevant une poussière de chantier. Des cloches sonnent – la catastrophe, le tocsin –, écho des sirènes de guerre. Dès lors, les techniciens de scène s’affairent parmi les interprètes. Dessinant une ville en travaux perpétuels, ils enlèvent des gravats, ramassent le gâchis et les détritus répandus dans Palerme, dont les rues sont jonchées de tomates, de papiers, de résidus variés, et où les danseuses en talons aiguilles risquent à tout instant de se blesser.

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Des personnages de bande dessinée défilent dans le cirque qu’est Palermo Palermo. Il y a des marchands, des marlous, des maris, des mignons, des matons, des mecs arrogants, des minets, des minables, des méchants. Il y a des filles hystériques, colériques, fantastiques, épidermiques, emphatiques, sympathiques aussi, emblématiques du style de Pina : filiformes, ondulantes, dénudées. Les ébauches narratives et les instantanés sociaux se succèdent à un rythme infernal, laissant jaillir de purs inconscients, bruts et inquiétants, à cause des transes et des mouvements désarticulés produits par des corps comme échappés d’un asile ou d’un film de Fellini.

Le choc Allemagne Sicile

Quoi de plus contraire à l’organisation de la riche et industrielle Rhénanie-Westphalie que la décadente Palerme, gangrenée par la mafia ? Quelle énergie volcanique, accolée à cette ville, propre à dévoiler sa beauté et son envers ! Rien n’y est ordonné, légal, planifié ; tout y vit grouillant – magouilles politiques, débrouillardise. Entre les ruines et les chantiers pullulent les scènes baroques, les bagarres et les règlements de comptes, les femmes belles et les haines féroces. L’insupportable anarchie de l’économie parallèle s’y perpétue dans la violence, et Pina montre les couples incompatibles, les désirs insatisfaits qui s’entrechoquent. La mort est omniprésente, et sa pièce, pleine de cadavres.

Palerme enchante et révulse, séduit et repousse. Sa crasse. Ses chantiers inachevés. Sa vétusté. Ses deuils perpétuels. Ses décors. Ses couleurs, ses chiens et ses poules errant dans les rues. Ils sont 22 en scène, a exécuter de fameux solos et duos dramatiques et absurdes. Les personnages se télescopent dans de célèbres musiques d’enterrement comme de poignants airs de jazz. Une des plus belles scènes, parmi plusieurs – celle-ci est fameuse – est celle des six pianistes s’acharnant de dos, chacun sur son instrument, devant le champ de ruines : la culture officielle, moquée par une musique pompière, ne compense pas la destruction. Ce mur du son est franchi par la merveilleuse « Tarantella de Pagani », chant traditionnel sicilien qui conjure la morsure de l’araignée mortelle, tandis que toutes les danseuses soudées (une douzaine, et elles étaient plus nombreuses à la création) esquissent un mouvement simple et répété sur la voix ensorcelante de celle qui les harangue.

Rites profanes et ritournelles

En résidence de création à Palerme, la chorégraphe a donc été fascinée par les contrastes de cette ville. En résulte une débauche circassienne composée de couleurs et de comportements ludiques, de cabrioles, d’actes déjantés. Ne dit-on pas qu’en Sicile, les femmes sont plus dangereuses que des coups de fusil?

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Ce spectacle complet doit une partie de son prestige à la scénographie de Peter Pabst, méticuleusement préparée juste avant l’effondrement du mur de Berlin (le 9 novembre 1989). Le succès tient aussi au collage de vingt musiques puissantes, ces chants siciliens, ces adaptations classiques et jazz en un continuum emballant. La scène est « intranquille », comme disait Pessoa.

En voici un avec un revolver, un couteau, une flamme ; celui-là avec son saxophone, ou l’autre en pantalon blanc, un presque clown aux cabotinages impayables ; celle-ci veut des étreintes, des caresses épuisantes, tandis que celle-là gifle son amant. Et cette longue démonstration de libres mouvements, au moment de l’entracte, démontre l’infinie variété des gestuelles du désir improvisées chez Pina. Le public reçoit le choc de la violence sociale, jouée avec une acuité sans âge ni lieu, en tableaux surprenants et bariolés, vite croqués et effacés. C’est un peu long pour la capacité de réception actuelle du public : on croyait en 1989 à « l’œuvre ouverte » et aux cultures croisées. Ce que retiendra l’audience, c’est la scène burlesque, car cette conversation dansée parle de l’inconscient humain, inséparable d’un grand rire sonore.

Crédits photos : Oliver Look, Akiko Miyake

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