Je suis mixte et voici pourquoi

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11.09.2020

Je suis mixte. Texte et mise en scène : Mathieu Quesnel ; éclairages : Renaud Pettigrew ; musique : Navet Confit ; décor et costumes : Estelle Charron et Mathieu Quesnel ; avec Yves Jacques, Benoît Mauffette et Navet Confit. Présenté à La Licorne du 8 septembre au 26 septembre 2020

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Je me suis souvenue de Réjean dans Gaz Bar Blues qui, fatigué de porter sur ses épaules la survie de la station-service de son père vieillissant, part sur un coup de tête à Berlin, où il veut assister à la chute du Mur. C’est à Berlin aussi que François (Benoît Mauffette), personnage principal de Je suis mixte, fait l’expérience d’une deuxième vie, comme si la ville allemande représentait une sorte de possible idéal. Or, si le premier y va poussé par une sorte de fièvre, et qu’il y frôle la folie, le second, lui, découvre Berlin par accident, et en des termes bien différents.

La pièce se présente comme le récit que fait François – aidé par les interventions comiques de son oncle (Yves Jacques) – de sa vie jusqu’alors rangée de père de famille et d’employé de l’entreprise familiale de nettoyage industriel, puis bouleversée lors d’un séjour professionnel à Francfort. Il y fait la rencontre d’un artiste allemand (Yves Jacques encore, très solide dans ses deux rôles) qui l’invite à aller passer quelques jours à Berlin – « If you want to have fun, you have to go to Berlin ». Dans un sauna mixte, François a soudain l’aperçu d’un monde inconnu, qu’il explorera intensément dans les jours suivants, décidant finalement de ne pas rentrer à Drummondville à la fin prévue du séjour. François nous livre son récit trois mois plus tard, alors qu’il ne sait plus s’il devrait retrouver sa femme et sa fille ou rester en Allemagne. Ce scénario de crise de la quarantaine a quelque chose d’un peu banal, et le texte le dit d’emblée : « Ça pourrait être l’histoire de n’importe qui ».

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« Please allow me to introduce myself »

Mathieu Quesnel indique cependant, dans le mot qu’il adresse au public, qu’il a cherché à créer une « théâtralité inédite ». La pièce, qui veut présenter une expérience à laquelle tout le monde pourrait s’identifier, repose toutefois sur un ensemble de mécanismes de distanciation : interactions avec le public, présence sur scène de matériel audio-visuel, passages d’un rôle à un autre pour un même comédien, allusions fréquentes faites au texte de la pièce, que les personnages oublient, délaissent et reprennent, etc. La pièce ne cesse de montrer du doigt sa propre fabrication, jusqu’à une allusion, dans le texte, au nom de la compagnie de production, « tôtoutard ». On pourrait également voir dans le nom du personnage de « The Ghost » (le musicien Navet Confit) une allusion ironique au peu d’importance du personnage dans le récit, surtout prétexte à la présence de musique live.

Ces éléments contribuent d’abord à la dimension ludique de la pièce, drôle et divertissante du début à la fin. Dans Je suis mixte, tout tourne au spectacle, ce qui fait que ressort moins l’histoire de François que sa façon de la raconter. Pendant son séjour en Allemagne, François est introduit par son nouvel ami au monde de l’art contemporain et devient – de façon assez improbable – artiste de performance. Cet élément qui pourrait être anecdotique fait ainsi écho au fonctionnement même de la pièce qui, entrecoupée de performances musicales, ressemble elle-même à une longue performance. Le récit de François est dédoublé par des photographies et des vidéos projetés sur un grand écran, sorte de diaporama qui vise probablement surtout à faire rire, mais qui incarne aussi l’idée que nous sommes constamment en train de nous donner en représentation.

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Le Roi est mort, vive le Roi!

Cette performance aboutit à ce qui est présenté comme le nœud de l’affaire : François devrait-il rentrer ou rester, deux options qui répondent à des penchants différents de son être, qu’il perçoit dorénavant comme pluriel, mixte. Cette découverte identitaire, je l’ai dit, est traitée avec humour, et incorpore en outre certains clichés et lieux communs. La première vie de François, par exemple, est une existence de banlieue modèle, caractérisée par la piscine creusée, la tondeuse et la pop québécoise de mauvais goût. On se questionne sur la profondeur de l’expérience de François à Berlin, où il semble parfois davantage profiter de sa liberté et de la fuite de ses responsabilités que faire une vraie découverte durable sur lui-même. On ne sait pas si on croit à sa transformation soudaine en artiste et adepte de l’underground.

Mais ce que cherche à mettre de l’avant la pièce, c’est sans doute moins les nouvelles activités de François en tant que telles que l’expérience d’une découverte que tout le monde peut faire : celle qu’il y a d’autres vies possibles, que l’on peut se pluraliser, et que c’est parfois notre propre passivité qui nous empêche de le faire. La scénographie très réjouissante, la distanciation et l’humour, dans Je suis mixte, cachent un peu ou recèlent à l’arrière-plan le sérieux des questions soulevées et leur portée universelle. Cette dernière est toutefois soulignée de façon intéressante par l’intervention plus développée du personnage de l’oncle à la fin de la pièce, qui redonne un nouveau souffle au récit.

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Dans une des scènes clés de la pièce, une mascotte à l’effigie d’un ours – sorte de deus ex machina berlinois et parodique – remet à François un coffre dans lequel se trouve une pièce de un dollar. Le destin ! proclame celui-ci, s’empressant de tirer son sort à pile ou face, de soumettre à une volonté extérieure le choix de partir ou bien rester. Il y a peut-être quelque chose de rassurant ou de réjouissant dans le fait de penser que nous sommes conduits par la fatalité – qui a pris ici la forme d’une rencontre imprévue dans un bar de Francfort – et non par les petits et moyens déterminismes de notre existence individuelle. L’idée du destin est grandiose. Et c’est peut-être pour offrir un miroir grandissant au personnage un peu ordinaire de François qu’interviennent les références à François 1er et au jeune François II, qui représentent les deux vies successives du protagoniste. La comparaison se fait toutefois dans les deux sens, et les rois font finalement figure d’hommes ordinaires dans une pièce où règne la légèreté.

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